Breaking News en direct de Malmö : Falstaff de Verdi lui aussi battu
Au moment même -exactement- où les télévisions du monde entier annoncent la défaite de Donald Trump à l'élection présidentielle américaine, son alter-ego apparaît en Falstaff sur la scène de l'Opéra de Malmö dans un flash-info de l'émission "Real News" (référence antinomique aux fake news) qui rythme cette mise en scène suédoise de l'ultime opéra créé par Verdi en 1893.
La production rappelle ainsi combien l'opéra peut résonner avec l'actualité immédiate (peut même sembler la prédire et l'inspirer), combien réalité et fiction peuvent s'inspirer et se renseigner mutuellement.
La richesse du rapport entre ces deux personnages et deux situations historiques -où la réalité dépasse la fiction- va bien au-delà du clin d'œil parce que le rapprochement est construit tout au long du spectacle, et grâce à une double dimension (théâtrale et musicale : celle même de l'opéra). La représentation visuelle, dans l'esprit de la caricature du caractère des personnages, force en effet le trait : la gloutonnerie bouffonne de Falstaff devient ici voracité prédatrice. Le personnage à la mèche peroxydée, au costume et à la cravate de couleurs aussi criarde et uniforme que son cerveau, se prélasse sur un bureau chargé d'emballages de fast-food, qui devient régulièrement un plateau de télévision. Ce Directeur de la "Falstaff Corporation" qui ruine son pays dans un régime autoritaire, faisant s'effondrer les cours de la bourse sous le poids de ses factures de coiffeur à 2 millions de couronnes écrase ses sbires d'insultes (et littéralement sous ses chaussures) avant de se tourner vers les caméras pour vanter son hédonisme égoïste, ou vers les femmes qu'il veut séduire et tromper.
Le décor est ainsi un studio télévisé, d'autant plus logiquement et naturellement retransmis dans cette captation en streaming pour le télé-spectateur. D'autant que toute la production joue des codes numériques : affichant les emails que Falstaff copie-colle pour les envoyer à ses proies sensuelles, mettant en plein écran les réunions Zoom des femmes lui tendant un piège ainsi que les échanges amoureux en webcam de Fenton et Nanetta, le tout avec une farandole d'emojis, gifs et autres montages vidéo.
La richesse du personnage principal et de l'œuvre vient ainsi avec le contraste de la musique : l'anti-héros (incarné et chanté par le baryton Misha Kiria) lui-même montrant la dangerosité de son caractère manipulateur avec tout le suave mielleux de son médium de velours. Il se fait d'autant plus enjôleur pour séduire qu'il retrouve ensuite la violence de ses accents. Toute sa duplicité s'incarne ainsi par les différents épisodes de l'œuvre, le contraste entre ses visages publics et privés, la violence manipulatrice ou éclatante, le visuel et le sonore soutenu par une immensité de registres, phrasés, appuis et résonances.
Comme lui et face à lui, grâce à cette mise en scène et l'opposition à une telle caricature, l'ensemble des interprètes sont tous très à l'aise dans leur jeu et leur voix, dans cette mise en scène dynamique comme sous la direction musicale souple et réactive de Steven Sloane. Les femmes mènent la révolte et la destitution, chacune avec son caractère et sa voix de caractère riche et complémentaire. Menant les troupes, Jacquelyn Wagner, chante et incarne Alice Ford embrassant tout l'ambitus d'une voix aussi lyrique qu'élégante et aisée, ample et riche dans les appuis et de grands phrasés, montant aisément vers de justes aigus. Matilda Paulsson met l'intensité d'une puissance vocale wagnérienne au service de l'énergie du personnage de Meg Page et du caractère italianisant de la partition. Maria Streijffert en Mrs Quickly a la voix matinée, pleine de caractère, sur des graves un peu lâchés mais au large ambitus et à l'ample phrasé.
Les hommes rejoignent progressivement ce mouvement, montrant la bascule de l'admiration à la révolte. Ford, Orhan Yildiz grossit un peu la voix pour ce faire mais obtient de fait un rebondi bouffa un peu expirant à l'image du personnage. Son appui vocal est bas mais il lance la voix sur un vibrato appuyé vers de courts accents, de plus en plus portés par l'orchestre et la partition (à la mesure que grandit sa fureur contre le dirigeant populiste). Bardolfo et Pistola se rebellent eux aussi progressivement, Jonas Duran en accentuant ses appuis et ses élans vocaux, Nils Gustén en marquant bien le texte et les accents tandis que Niklas Björling Rygert en Dr. Cajus apporte un peu de sérénité vocale au climat ambiant par une voix homogène et cohérente.
Fenton et Nanetta apportent les très riches couleurs de leurs amours et de leurs chambres adolescentes (avec papier-peint Hello Kitty, posters de hard-rock, de boys et de girls bands) et surtout de leurs vocalités. La soprano Alexandra Flood file sur ses sentiments de très longs aigus vibrant mais les pose sur des appuis graves sûrs. Le ténor bel cantiste Sehoon Moon est tout aussi à l'aise dans sa voix et dans son personnage, parenthèse de lyrisme amoureux filée tout au long de l'ouvrage, chant maîtrisé dans ses emportements amoureux.
L'Orchestre de l'Opéra de Malmö ne cesse de maîtriser la richesse colorée et sémillante de son mouvement, toujours dynamique et précis, avançant sans presser aucun phrasé, ni des instrumentistes, ni des chanteurs, ni du Chœur maison pleinement à l'unisson des mouvements fugués.
L'autocrate protagoniste tombe jusqu'à la destitution, jusqu'à la déchéance. Humilié, traîné dans la boue, déshabillé, revêtant un nez, une queue et des oreilles de porc, le vernis du personnage craque et explose sous les accès de rage, le plateau de télévision du décor s'effondre en ruines crépusculaires pour faire place à la grande fugue finale dans un univers retrouvant ses couleurs bariolés : "Tutto nel mondo e burla", tout dans ce monde est une farce... mais rit bien qui rit le dernier.
La salle du théâtre n'accueille que 50 spectateurs, mais ils forment un public acclamant cette production signée Lotte de Beer, qui prendra la direction du Volksoper de Vienne en 2022 et doit présenter une nouvelle production d'Aïda en février prochain à l'Opéra de Paris, si d'ici là l'institution capitale est autorisée à rouvrir ses portes.