Görge le rêveur à Dijon : un rêve redevenu réalité
Le fait même que cette nouvelle production à Dijon dans la foulée de ses représentations lorraines puisse avoir lieu tient du conte de fées, tant elle est passée près du conte défait, tant elle a frôlé l'impossible à plusieurs moments-clés, tant d'embûches se sont dressées sur son chemin et de mauvaises fées se sont penchées sur son berceau. Les restrictions sanitaires avaient imposé l'exploit de trouver un nouveau ténor capable d'apprendre ce rôle rarissime en un temps record, et le spectacle a failli (de nouveau) être annulé, jusqu'encore le jour même de cette première représentation dijonnaise (un nouveau défi sanitaire a pu être résolu in extremis, avec la validation de l'ARS). Cette production démontre une fois encore que l'opéra tient du miracle, que ses équipes en réalisent : afin de faire rêver, tout en gardant les pieds sur terre pour relever tous les défis sanitaires qui leur sont imposés.
L'Auditorium de Dijon peut donc inviter à ce rêve où la mise en scène et la musique se rejoignent par leur modernité poétique (incarnées par un plateau vocal très investi). Dans les décors de Philippine Ordinaire et la mise en scène de Laurent Delvert, la scénographie est un jardin zen contemporain, avec son petit ruisseau coulant sur de fortes pentes épurées : invitant au rêve dans lequel plonge le héros. La princesse de ses rêves émerge alors parmi de hauts épis de blé (invitant tout autant au tendre onirisme avec en outre une référence au cadre pastoral de l'intrigue), la princesse fantasmée émerge dans une nudité puis une robe de mariée virginales.
Découvrez notre dossier de présentation de l’œuvre
Le ténor héroïque Daniel Brenna incarnant le héros Görge combine à lui seul la dualité de cette œuvre, le rêve révolutionnaire. Le médium et le grave caressent l'univers et l'amour fantasmés d'un souffle tendre et chaud. L'aigu est très détaché et marqué, avec force et accents, jusqu'à la tension vocale. Si les immenses élans que demande ce rôle éprouvant sont tendus, ils emplissent tout le vaste auditorium et se déploient finalement vers un aigu lyrique très puissant qui repousse la meute révoltée. Toutefois, les gestes accompagnent ces accents et élans avec systématisme, passant d'un caractère recroquevillé apeuré avant de jeter ou de tendre ses bras sur place et vers le lointain.
Le ténor a une partie héroïque, mais la soprano n'est pas en reste pour ce qui concerne les immenses montées vocales rappelant les liens esthétiques de Zemlinsky avec Strauss et Wagner. Helena Juntunen semble aussi un choix rêvé pour incarner Gertraud et la Princesse, avec la précision de sa ligne très phrasée capable de monter vers un aigu puissamment acéré.
En Grete, Susanna Hurrell pose un grave très appuyé et riche en souffle qui nourrit toute la tessiture avec un déploiement lyrique maîtrisé dans ses intentions et ses montées (en hauteur de notes et en nuances). Les colorations vocales sont rythmées, renforçant la lumière des résonances et nourrissant un souffle lyrique. D'autant qu'elle campe d'emblée son personnage et l'esprit féerique par un air à la fois candide et assuré de Fifi Brindacier.
Allen Boxer entre et se maintient dans le port affirmé, l'allure de matamore et les rodomontades physiques de son personnage Hans, mais la projection ne suit pas. Toutefois, lorsqu'il n'est pas couvert, le chant montre un timbre brave au vibrato franc, d'une justesse équilibrée.
Le meunier Andrew Greenan unifie sa bonhommie paternelle et sa voix ronde, articulée mais bondissante : campant le caractère bouffe de l'opus avec un phrasé très lié. Le Pasteur Igor Gnidii lui offre un plein contraste avec un phrasé strié appuyé et cérémoniel.
Le glissement d'éléments scénique suffit à transformer les rives du rêve en table de taverne, ce qu'accomplit surtout le duo d'acolytes (alcooliques presque) Züngl et Kaspar. Le ténor Alexander Sprague avec sa voix très projetée, bien dans le masque (facial) lance ses phrases tout en jouant de la guitare comme autant de défis relevés par le baryton-basse Wieland Satter dont l'immense voix impressionne et emplit constamment l'auditorium avec la richesse de ses élans et de son timbre. Aurélie Jarjaye (Marei) est très à l'aise dans le chant et la parole lyrique.
L’aubergiste Kaëlig Boché tient avec pertinence son rôle en retrait, derrière son épouse. En Femme de l’aubergiste, Amandine Ammirati est remplacée par Anna Piroli qui est issue des rangs du chœur et a appris le rôle juste avant la répétition générale, mais tient pourtant pleinement son statut de soliste dans le naturel du chant et du jeu. Jonas Yajure incarne un paysan avec la justesse de ses notes et de ses intentions mesurées, comme le fait Benjamin Colin encore un peu plus discret mais sûr dans l'homogénéité du caractère.
L'Orchestre de l'Opéra national de Lorraine déploie avec cohérence l'immense richesse de cette partition, depuis la tendresse des cordes et des bois jusqu'aux imposants éclats des cuivres et percussions. La version est désignée comme une adaptation pour orchestre de chambre (réalisée par Jan-Benjamin Homolka). Elle rend pourtant des masses et des densités de timbre dans tout l'espace de ce grand Auditorium, qui étonnent encore et toujours (notamment sur le fait que cette œuvre ait pu dormir si longtemps dans les tiroirs). Les Chœurs de l'Opéra national de Lorraine et de l'Opéra de Dijon s'associent pleinement pour offrir (quoiqu'eux aussi en nombre restreint) une très grande richesse sonore, toujours juste et précise. L'artisane sculptant ces phalanges de sa baguette, dans les tendres mélopées comme les rythmes de valses, est la cheffe justement acclamée Marta Gardolińska.
L'opéra se referme sur un épilogue en happy end de conte de fées et la mise en scène peut même assumer la fin cliché : deux amoureux qui s'embrassent dans un cercle de lumière expirant devant les étoiles au mur du fond et même sous une pluie de pétales de roses.
Tout est bien qui finit bien. Les protagonistes (et les équipes du théâtre) vécurent heureux et les artistes eurent beaucoup d'applaudissements (reste à souhaiter que ce spectacle ait beaucoup de reprises, ce serait là encore un conte de fées).
Ce spectacle est enregistré par France Musique pour diffusion le 7 novembre à 20h.