Entraînante et drôle d'aventure à bord du Normandie à l’Athénée
Paul Misraki (1908-1998) fut un compositeur d’opérettes et de chansons dont certaines résonnent encore dans notre mémoire collective, telle Tout va très bien, Madame la Marquise ou bien encore Ça vaut mieux que d'attraper la scarlatine, justement issue de cette opérette à succès Normandie signée Joseph Henri Decoin et André Hornez en 1936 (un succès renouvelé à l'Athénée pour une œuvre -et notamment un texte- toutefois bien de son temps : Normandie n'a pas pris ni perdu une ride).
Le paquebot musical, ses jeux de mots et ses frivolités sont mises en scène par le travail minutieux et inventif de Christophe Mirambeau en collaboration avec Jean-Yves Aizic. Le plateau-bateau est minimaliste : devant un grand écran sur lequel sont projetées de poétiques illustrations animées signées Bernard Martinez, est placé l’orchestre de music-hall en gradins, et de grandes lettres mobiles forment le mot « Normandie ». Au fil de la soirée, les lettres sont manipulées de sorte à créer parfois du mobilier et, surtout, de nouveaux mots selon la scène : radio, damn, amen, ami, aime, non, etc. Pour soudainement propulser le spectateur dans une nouvelle atmosphère, le temps d’une chanson ou d’une scène (avec pour appui les lumières de Fouad Souaker). Les textes, la musique et la présence scénique de chacun composent ainsi amplement un spectacle riche et haut en couleurs.
Tous les interprètes sur le plateau démontrent leurs talents pour la comédie et pour le chant, alliance indispensable pour l'opérette. La jeune Betty est incarnée par la soprano Julie Mossay, dont la voix parlée, au premier abord aigre, contraste fort avec son timbre de voix chanté, riche, clair et souple avec un vibrato contrôlé. Elle touche lors de son air « Il te plaira puisque je l’aime » puis impressionne avec une longue tenue lumineuse lors de « Pour qu’il emporte nos rêves ». Son père Jim est chanté par Jeff Broussoux, campant un milliardaire aussi benêt qu’attachant avec sa noble voix de baryton. Le ténor Guillaume Paire est son fougueux amant, le garçon d’ascenseur Roland, à la voix très forte avec parfois un côté sensuel, d’autres fois plus sombres. Malheureusement, ces changements de timbres se montrent trop inconstants, voire parfois un peu tendus, et ne donnent alors pas l'impression d'être maîtrisés.
Une autre demoiselle, Barbara, est attribuée à Marion Tassou, dont la voix à la fois fraîche dans les phrasés et chaude de timbre captive l'auditoire. Son richissime père John est chanté avec malice par Richard Delestre. Son amant radiotélégraphiste, le Petit Louis, est incarné par Guillaume Beaujolais, à la jolie voix claire, qui sera sans doute appréciée dans une autre œuvre lui donnant davantage d’opportunités.
Comme jamais deux sans trois, un autre couple est épié par un père méfiant ! Margaret, la troisième demoiselle, est personnifiée par la soprano Caroline Michel, son amant Georges, professeur de culture physique, l’est par Pierre Babolat, au timbre proche du ténor de caractère, tandis que son américain et milliardaire de père Ralph a le comique de Denis Mignien, toujours très à l’aise autant scéniquement que vocalement, sachant varier le timbre de sa voix selon chaque intention de son texte.
Les personnages secondaires ne sont pas en reste, à commencer par la sulfureuse Catherine, chantée avec délice par la séduisante Sarah Lazerges. Par sa voix sensuelle et veloutée, elle conquiert non seulement tous les hommes sur le bateau, mais peu dans la salle ne succombent aussi à sa valse « Vous me… », aussi drôle que séduisante. Le jeune pasteur Fred -pasteur malgré lui car danseur la nuit au Sphinx de Montparnasse- est chanté avec l’innocence de Guillaume Durand. S'il paraît au début peu assuré dans son chant, malgré son aisance physique, il gagne rapidement en confiance au fil de la soirée. Le public apprécie également le riche timbre du barman Victor, chanté épisodiquement par Halidou Nombre, le jeu de la mère du pasteur, Caroline Roëlands à la voix bien projetée, et l’agréable quatuor des jeunes filles : Sophie Girardon, Tiphaine Chevallier, Servane Brochard et Olivia Pfender.
Avec le capitaine au (charmant) violon Thibaut Maudry comme chef à bord, les musiciens de l’Orchestre des Frivolités parisiennes se prêtent constamment au jeu, comme déjà le prouvent leurs tenues de marin dessinées, comme pour les chanteurs, par Casilda Desazars. Tout le long de la partition, chacun des instrumentistes s’amuse, se fait visiblement plaisir, se laissant mouvoir au gré de leur mélodie ou de celle d’un de leur collègue. Ils écoutent la musique, les chanteurs et eux-mêmes dans une symbiose, Thibaut Maudry dirigeant de son violon avec discrétion. À aucun moment la régularité du tempo ne faillit, même dans les attaques précises. L'interprétation est pétillante, même si l’oreille doit d’abord s’habituer à la prédominance naturelle des cuivres contre le sextuor de cordes, plus faible mais ajoutant ainsi ses couleurs dans l’énergie et le swing (avec les solos du trompettiste Arthur Escriva).
Ceux qui la connaissent l’attendent avec impatience, les autres en ayant entendu parler l’attendent tout autant : c’est presqu'à la toute fin qu’est chanté ce qui vaut le plus grand triomphe de l’œuvre, « Ça vaut mieux que d’attraper la scarlatine ». Un texte hilarant, une musique entraînante jouée par les musiciens se joignant à la fête sur le devant de la scène et le public ne pouvant s’empêcher de frapper allègrement des mains.