Le Théâtre de Caen rouvre par une création lyrique photographique
"À quand la reprise du théâtre ?", aurait demandé Raymond Devos tant la situation paraît surréaliste. "À Caen en ce 13 octobre 2020 !", lui répondent les équipes emmenées par Patrick Foll. Le Directeur des lieux nous détaille dans un grand entretien les défis surmontés pour permettre à la culture de reprendre ses droits, à commencer par cette création mondiale, pour l'ouverture de saison et le retour du public. Cet opéra de chambre de Benjamin Dupé, compositeur en résidence au Théâtre de Caen, poursuit même une double résurrection : celle de l'art vivant et celle de la photographe Vivian Maier qui donne à cette œuvre lyrique son nom, son thème et son parcours : un parcours fantasmé pour recomposer ses photographies dont il ne reste que les images, et sa vie dont il ne reste que des clichés, et ses photos. Cette artiste a en effet vécu le destin incroyable d'être révélée post-mortem et malgré elle (révélée littéralement : nounou jusqu'alors anonyme avec la photo pour violon d'Ingres secret, ses pellicules ont été découvertes, développées et révélées après sa mort en 2009).
L'opéra qu'elle inspire ici prolonge, développe ainsi la personne-artiste de Vivian Maier et la dimension personnelle de son œuvre photographique passe comme de nouveau dans une chambre noire : celle du théâtre qui révèle à nouveau une œuvre, photolyrique. Vivian Maier est en effet mise en scène en train de réaliser son œuvre photographique, mise en personnage, et même en personnages. Elle est en effet incarnée à la fois par la chanteuse lyrique Léa Trommenschlager (qui chante sa vie) et en même temps par la photographe Agnès Mellon habillée comme Vivian Maier qui recrée et reprend des photographies de l'artiste (avec l'aide de figurants), images projetées instantanément sur des écrans du plateau (ou bien elle asperge des feuilles blanches qui révèlent les images). La mise en scène (mais aussi la partition musicale) questionne la dualité de cette femme qui s'est révélée artiste ou plutôt qui a été révélée malgré elle, comme ses photos retrouvées par miracle et qui n'étaient que pellicules...
Les deux incarnations de la photographe s'observent, se fusillent de la voix et de l'objectif, la chanteuse en devient même schizophrène avec une voix dédoublée entre sa parole et son chant successifs puis entre son chant et ses transformations électroniques simultanées. L'opéra (art de la dualité par excellence, entre texte et musique, entre instruments et chant) questionne la dualité de cette femme, imagine ses tortures intérieures, de la triste réalité jusqu'au délire : le monde ne la voyant que comme une "simple nounou", comment aurait-elle pu se croire artiste, une nounou ne pourrait pas être une artiste et ne serait donc même pas une bonne nounou, elle serait une nounou dangereuse (le personnage brandit et affûte alors un couteau de boucher et parle d’équarrissage alors qu'elle s'occupe d'enfants).
Le plateau qui plonge régulièrement dans le noir avec juste une lampe rouge éclairant la partition de la pianiste (comme dans les chambres noires de photo) se strie du rouge d'une sirène. La violence est poussée jusque dans la question essentielle, adressée directement au spectateur : Vivian Maier aurait-elle accepté, aurait-elle supporté que ses photos soient ainsi exposées ? L'œuvre retourne la question violemment à la chanteuse qui doit exprimer toutes ces passions et voit le même sort lui être réservé : Léa Trommenschlager devient Vivian Maier qui parle à Léa et lui demande si elle aimerait que ses photos soient exposées à tous (et alors effectivement, des photos personnelles de la chanteuse Léa Trommenschlager sont projetées sur le plateau). Outre son image, à tous les âges, Léa Trommenschlager offre à Vivian Maier son expressivité constante, basée sur une voix très précise et large, au service de toutes les émotions, humeurs, paroles et lyrismes. Le souffle est toujours riche et agile, la voix par ses registres, nuances et matières modulables peut ainsi incarner toutes les facettes de cette femme, de cette artiste et même de cette œuvre : de tous les formats et dans toutes les couleurs contrastées.
La musique illustre ainsi la vie de la photographe et le processus photographique sur la même longueur d'onde que la mise en scène (Benjamin Dupé signant musique, mise en scène et traitement sonore en direct). Le piano est le seul instrument, mais le jeu de Caroline Cren en fait un orchestre de chambre depuis le grondement bruitiste jusqu'à la délicatesse harmonique. Le piano est préparé (procédé consistant à placer des objets sur les cordes de l'instrument pour des effets percussifs et brutisites, comme ceux dans un appareil photo) et amplifié (le son est prolongé dans la salle par l'électronique donnant la sensation de la vibration dans un bain de révélation puis d'arrêt, précisant progressivement les impressions d'accords en sons granulaires comme la photo révélant progressivement ses détails et couleurs).
La musique, l'interprétation et le dispositif scénique représentent ainsi, chacun séparément et tous ensemble, à la fois le processus photographique et la vie de cette inconnue devenue illustre. Ce photopéra révèle ainsi son objectif dans sa chambre noire, par un grand angle et une longue focale : imprimer un portrait panoramique sur les clichés qu'une artiste doit combattre,... ou photographier ou chanter.