Un Bal masqué de Verdi ouvre la saison du Teatro Real au cœur d’un Madrid masqué
La saison 2020-2021 du Teatro Real commence avec Un Bal masqué de Verdi, dans une production originale de 2017 du Teatro La Fenice de Venise. C’est toute l’ironie du destin que cet opéra soit le premier représenté après le début de la pandémie de Covid-19 (à l’exception de La Traviata, initiative audacieuse en ces tristes périodes) dans une des villes européennes les plus affectées, qui se trouve maintenant isolée du reste de l’Espagne pour contenir l’expansion du virus. L’ironie est toutefois davantage de mise pour les spectateurs francophones, car ni les « máscaras » ni les « mascheri » portés au bal de l’opéra ne sont totalement homonymes des « mascarillas » et « mascherine » portées par le public espagnol et italien pour éviter de propager la maladie.
L’arrivée accidentée de cette production à Madrid rappelle aussi inévitablement tous les problèmes de censure auxquels Verdi a dû faire face, en changeant le livret plusieurs fois avant la première à Rome. D’abord, le montage projeté à l’origine, conçu par David Alden au Metropolitan Opera House, n’a pas pu être transporté à cause de la pandémie. Une fois que le Teatro Real a trouvé un montage plus proche, grâce à l’aide du Teatro de la Maestranza de Séville, le nouveau metteur en scène, Gianmaria Aliverta, a dû adapter la production aux consignes sanitaires en vigueur. Ce travail a été fait diligemment et avec des changements mineurs (vus de la salle). La modification la plus évidente consiste en quelques masques additionnels sur la scène, qui s’ajoutent aux masques du bal, mais sur la bouche plutôt que sur les yeux. Le résultat peut être vu comme un discours (obligé) sur la situation sanitaire actuelle, un rappel des masques portés par le public même, davantage que comme un facteur gênant pour la dramatisation. Outre cela, le bal n’est plus un bal, tout le chœur est assis afin de respecter la distance de sécurité mais ce manque se voit compensé par quelques agréables chorégraphies exécutées par des danseurs, masqués évidemment.
La représentation peut donc bien avoir lieu, contrairement au 20 septembre où des raffuts du public en ont entraîné l’annulation (notre article), des changements de places organisés à la hâte et l’ajout de consignes sanitaires plus strictes : de quoi résoudre apparemment le problème, qui ne connaît ce soir pour écho qu’un cri isolé provenant d’un spectateur mécontent.
Dès le début de la représentation, une succession d’image fait référence aux icônes des États-Unis, où se déroule l’action de cette version de l’opéra. Aliverta a choisi de transposer l’ambiance du XVIIIe siècle vers une période juste après la Guerre de Sécession. D’après les mots de Joan Matabosch, Directeur du Teatro Real, cette mise en scène parle du racisme sous-jacent dans les structures de pouvoir de l’état. Elle met en scène des exactions infligées aux figurants noirs, des références à l’esclavage et au Ku Klux Klan, des croix enflammées et même un drapeau américain brûlé par une danseuse vaudou.
Aliverta joue aussi avec l’image vaudou du zombi comme être dépourvu de volonté, capable même de se retourner contre les siens comme dans la célèbre chanson de Fela Kuti. Mais cette accumulation de références n’offre pas un discours de mise en scène cohérent. Le sommet en est l’introduction forcée d’une statue de la liberté géante, assez kitsch, qui sert aux protagonistes de chaire d’église et finit tachée par le sang de Riccardo. Outre ces clichées, les multiples chutes de rideaux pour changer les décors n’aident pas non plus, avec des pauses de jusqu’à cinq minutes d’attente.
Les carences de la mise en scène sont compensées par la direction musicale de Nicola Luisotti, verdien expert qui guide l’orchestre du Teatro Real avec une main sûre derrière les écrans en plastique imposés comme geste barrière contre le virus. Sa dextérité est mise en valeur principalement dans le quintet « Ogni cura si doni al diletto », ou les voix se faufilent d’une façon très précise et qui est mené à son tutti final avec maestria. Le chœur du Teatro Real montre sa force et son professionnalisme habituels, notamment au final du « Posa in pace », au début du premier acte.
En ce qui concerne les chanteurs, Michael Fabiano en Riccardo fait preuve de sa bonne projection de voix vers le public dès le début de la représentation. Même si ses sons manquent parfois de rondeur, sa voix reste brillante et lumineuse dans les aigus et assez convaincants dans les graves, avec une diction claire. Ses talents d’acteur sont remarqués, d'autant qu'il les accommode à son chant. Il est de taille à transmettre l’optimisme têtu de son personnage tant avec son sourire et ses gestes qu’avec le lyrisme de son chant. Mais il réussit aussi à être éloquent lorsque cet optimisme se perd, quand il décide de faire partir Amelia et Renato.
Anna Pirozzi, dans son rôle d’Amelia, commence timidement, avec une voix opaque et manquant de force dans des aigus un peu stridents et peu délicats. Mais la qualité de son chant se relève à mesure que la représentation avance. Sa voix devient énergétique et très précise dans les aigus et les montées. Son jeu d’actrice un peu forcé ne ternit pas son chant, qui se révèle puissant et marqué par un ample registre et un délicat mezza voce. Elle finit par éblouir dans les arias « Ma dall’arido stelo divulsa » et « Morrò, ma prima in grazia », suivis de grandes ovations.
George Petean (programmé dans le second casting en alternance) remplace pour cette date Artur Ruciński (malade) dans le rôle de Renato. La voix se montre capable d’assurer chaque scène avec profondeur et solidité. Le baryton roumain se révèle spécialement dans l’aria « Alla vita che t’arride », où il maintient les notes longues avec une vigueur enviable. L’atténuation finale de l’aria est assurée avec une douceur qui donne la chair de poule, grâce aussi à la ferme baguette de Nicola Luisotti. Sa prosodie plus que correcte permet de suivre syllabe par syllabe tous les conseils qu’il donne au Comte et dans le reste de ses interventions.
Daniela Barcellona présente une Ulrica assez hiératique dans son jeu mais qui sait apporter l’autorité et le mystère d’une vraie mambo vaudou, à la manière de la Mama Roux de Dr. John. Majestueuse, sûre de son métier, Barcellona peut assurer n’importe quelle note, même si elle n’arrive pas tout le temps à remplir l’espace. Le vibrato avec lequel elle accède aux notes supérieures est toujours bien placé, sans tomber dans le coup d’éclat ou le colifichet. Son parcours de la gamme est naturel et bien mesuré.
Oscar est interprété par Elena Sancho Pereg, voix de colorature bien ornée avec un caractère comique, propre à son personnage. Un petit abus du trémolo ne lui empêche pas de mener ses aigus à bon port avec légèreté. Tomeu Bibiloni en Silvano présente un chant un peu plat mais avec de la force. Daniel Giulianini (Samuel) et Goderdzi Janelidze (Tom) composent un duo convaincant dans sa fureur et sa forfanterie, capables de mettre leurs voix profondes au service du sarcasme des personnages, spécialement dans le célèbre passage musical du rire. Jorge Rodríguez-Norton se montre mesuré dans les rôles du Juge et du Domestique d’Amelia.
Le public félicite le Teatro Real d’avoir ainsi été capable de bien commencer la saison, avec une distribution de cette qualité, malgré la pandémie de Covid-19 et la difficile situation dans laquelle Madrid se trouve : le maintien de la culture se révèle indispensable pour faire face au futur incertain qui nous attend.