Un tableau vivant tempétueux : Salomé à l’Opéra d’État de Vienne
La
mise en scène de Boleslaw Barlog créée à
l'Opéra d'État de Vienne en 1972 dépeint un tableau vivant
qui rappelle l'esthétique du Jugendstil,
particulièrement celle de Gustav Klimt. L'intégralité du décor
ainsi que l'éclairage de Jürgen Rose suspend le drame entre le réel
et le surréel, entre le crépuscule et l'aube sanglante.
Vida Miknevičiūtė incarne Salomé presqu'à la plénitude. Elle saisit tous les aspects du personnage par son chant et son jeu d'actrice : charmante, enfantine, ludique, mais aussi névrosée et meurtrière. Son timbre est cristallin, d'une transparence aérienne lorsque la princesse gâtée fomente la séduction et joue avec son entourage, elle est noble et perçante pour exprimer l'exaltation hystérique de la princesse. Lorsque les deux visages de Salomé se confrontent dans la scène de séduction, la voix reste solide et flexible, complètement maîtrisée malgré la mobilité corporelle. "Ich will den Kopf des Jochanaan" (Je désire la tête de Jochanaan), chanté à l'extrémité du registre bas, à moitié parlé et crié dans le registre haut, fait se rejoindre l'interprétation et le personnage de légende.
Le Kammersänger (titre honorifique maison) Tomasz Konieczny (Jochanaan), dont le timbre caractéristique est de fait bien connu du public viennois, parvient à se faire entendre à travers toute la salle, même à travers le fortissimo de l'orchestre et depuis le cachot. Son chant se caractérise par sa force et sa solidité, capable de foudroyer par l'épaisseur et la flexibilité de la voix. Le registre aigu, lorsqu'il perce, acquiert une nuance métallique, ce qui renforce l'aspect ténébreux de son personnage. Le registre bas puise dans la longueur de la respiration. En outre, il est également doué d'une forte présence scénique. Par un jeu d'acteur remarqué, il est capable de suggérer le désir charnel naissant qu'il rejette ardemment en faisant appel à Dieu pendant la scène de séduction. Par conséquent, son interaction avec Salomé compose constamment une coopération (parfois même une concurrence, mais au sens positif) de force et d'intensité.
Vincent Wolfsteiner marque ses débuts dans la maison avec ce rôle Hérode qu'il chantait en décembre dernier à Berlin. La dignité et l'intensité du timbre qui a incarné Tristan et Otello, typiquement Heldentenor, peuvent sans doute surprendre dans ce rôle destiné à un Charaktertenor. Néanmoins, Wolfsteiner réunit son timbre au personnage avec assise en s'appuyant sur le tempérament bipolaire du Tétrarque, par sa diction excellente et ses intonations stratégiques. La longue respiration est maintenue sans faille de bout en bout : une preuve certaine de la maîtrise vocale qui extrait toutes les nuances du monologue superstitieux ("Warum höre ich in der Luft dieses Rauschen von Flügeln" Pourquoi entends-je ce bruissement d'ailes dans l'air) afin de le transformer en tour de force dramatique.
Sa femme Hérodias est incarnée par la mezzo-soprano Marina Prudenskaya qui débute également dans la maison (Parsifal d'avril dernier ayant été annulé). Son timbre, brillant et perçant, complémente son jeu d'actrice qui saisit avec intelligence le personnage de femme fatale. Les registres de la voix réunissent intensité et expressivité, et le registre haut est capable de frôler la nuance sonore d'un cri. Ainsi l'exclamation "Er soll schweigen!" (Il [Jochanaan] doit se taire !), perçante et criée en fin de phrase, témoigne d'une méchanceté presque diabolique. Son interaction avec Hérode encourage une tension dramatique qui n'expire nullement.
Le timbre du Narraboth de Carlos Osuna a un potentiel de brillance, mais la puissance manque. Le ténor a du mal à se faire entendre dans le flot imposant de l'orchestre. Le personnage de Narraboth est délicat: il reste un peu de côté, mais est tout de même une sorte de contrepoint dans l'échange entre Salomé et Jochanaan. Or, le manque d'assertivité se révèle encore moins constructif pour la présence scénique du personnage, trop souvent effacée en présence des rôles principaux. Margaret Plummer en Page s'impose peu sur le plan dramatique et par conséquent son beau timbre passe parfois inaperçu.
Parmi les seconds rôles, le Kammersänger Wolfgang Bankl dans le rôle du premier soldat s'impose par son timbre foncé et puissant malgré sa courte présence scénique. Parmi les juifs, la brillance vocale de Thomas Ebenstein (le premier), Michael Laurenz (le troisième) et Daniel Jenz (le quatrième) fournit un grand appui dramatique lors de leur confrontation avec Hérode.
La direction musicale d'Alexander Soddy capte avec certitude le procédé musical de Tonmalerei (peinture sonore). La masse sonore est menée avec vigueur et clarté, soigneuse envers les textures et escarpements sonores qui marquent les points de tension du drame. L'explosion sonore qui suit la malédiction de Jochanaan "Du bist verflucht, Salomé!" (Tu es maudite, Salomé !) puise dans l'éclat torride des cuivres et des timbales, comme pour révéler le terrible et l'effrayant dans le personnage de prophète. La célèbre Danse de sept voiles privilégie la maîtrise d'articulation et d'équilibre de la masse sonore. Chaque phase de la danse est bien marquée et ponctuée en synergie avec l'aspect visuel. Après la décapitation de Jochanaan, les percussions muettes au début, tonitruent, de plus en plus bouillonnante, pour déchirer le silence morne. Quand ce dernier est enfin brisé, les cordes, les cuivres et les vents le heurtent sans merci, emmenant au sommet sonore qui confronte la brillance à la noirceur.
Le caractère relativement statique de cette ancienne mise en scène peut affaiblir ou renforcer le drame en fonction de la distribution et la direction musicale. Cette soirée reçoit ainsi un excellent accueil, en comparaison à la série accueillie avec beaucoup moins d'enthousiasme en avril 2019 où le même décor semblait passif face au manque de tension dans l'interaction scénique.