Elektra à l'Opéra d'État de Vienne : solennel, peu névrosé
Chaque saison depuis 1998, le rideau de scène à l'Opéra d'État de Vienne est confié un artiste contemporain, Carrie Mae Weems y représente désormais "Queen B" (la rappeuse Mary J. Blige). L'épinglage de la femme et de la société consumériste se veut en opposition ironique avec ce qu'est l'opéra, il distrait surtout le public en retardant l'implication dans la tragédie représentée.
Ce rideau se lève et le rideau noir de cette production tombe sur l'accord décisif qui annonce la tragédie. Ce rideau se déroule au pied de la statue d'Agamemnon qui domine la cour intérieure du palais. En arrière-plan, le ciel est sombre. Sous les lumières imitant la lune, qui illumine le milieu de la scène, les cinq filles se débattent sur l'effrayante Elektra. Ricarda Merbeth (Elektra) livre alors sa première tirade tant attendue « Allein! Weh, ganz allein! » (« Seule ! Ô malheur, bien seule ! ») de manière peu convaincue malgré la brillance de son timbre et son excellente diction. Sa respiration se montre parfois en difficulté. Cela, couplé avec son jeu d'acteur plutôt rigide, produit une Elektra presque sans névrose et sans folie. Cela dit, l'Elektra de Merbeth est digne et sobre, mais parfois trop passive à la fois face au brio de l'orchestre et face à la scène qu'elle est censée dominer. Dans l'échange avec la féroce Klytämnestra (Clytemnestre) de Doris Soffel, cette retenue excessive produit une focalisation disproportionnée aux dépens d'Elektra. Cependant, pendant la deuxième moitié de l'opéra, Merbeth gagne en puissance et en ferveur, comme pour rappeler la brillance du timbre et la voix caractéristique qui ont donné vie à Isolde, Brünnhilde et Sieglinde. Parallèlement, l'impact dramatique du personnage augmente : Merbeth n'est plus une Elektra sobre, mais bien celle qui souffre de ses propres colère et vengeance. Elle atteint le sommet dans les deux scènes clés de l'opéra : la scène de persuasion avec Chrysothemis (Camilla Nylund), « Wie stark du bist! » (« Que tu es forte! ») et dans la célèbre scène de reconnaissance [Erkenntnisscene] avec Oreste (Derek Welton).
Dans le rôle de Chrysothemis, Camilla Nylund enchante par son timbre caractéristique qui valorise la pureté et la précision vocales. Pendant ses tirades, elle n'hésite aucunement à profiter de sa grande capacité vocale et de sa respiration remarquable pour mettre les points dramatiques de ses lignes en valeur. Naturellement, ses notes hautes sont très saillantes, une belle combinaison de clarté et de précision, qui percent et surprennent l'ambiance morne du décor. La brillance de la voix apporte un fort appui dramatique aux échanges avec Elektra, notamment dans la scène de persuasion. Par les vers décisifs « Nein, ich bin ein Weib und will ein Weiberschicksal! Viel lieber tot als leben und nicht leben » (« Non, je suis une femme et désire un destin de femme! Plutôt mourir que de vivre mais sans vivre »), Nylund souligne avec plénitude le rôle de Chrysothemis et amplifie en conséquence l'impact dramatique de la tension entre les sœurs. Dans l'ensemble, Nylund livre une incarnation tout à fait sympathique, à la fois dramatiquement et vocalement présente.
La présence scénique la plus impressionnante de la soirée appartient à Doris Soffel dans le rôle de Klytämnestra. Soffel maîtrise la scène dès son entrée par son timbre plein de gravité. Ce dernier est très solide et clair, soutenu par une respiration excellente qui assure la précision de diction ainsi qu'une maîtrise générale du chant. De plus, Soffel n'hésite pas à puiser dans la capacité dramatique de sa voix pour créer des intonations dramatiques dans le registre bas qui manifestent la nature méchante et perverse du personnage. Le charme de sa Klytämnestra relève de la tension déconcertante -qui fonctionne cependant- entre le charisme naturel de Soffel et la névrose pathologique déterminant le personnage qu'elle incarne. La Klytämnestra de Soffel pourrait bien être un des sujets type (et enchanteurs) des études freudiennes de l'hystérie (tant reliée à Vienne et aux mythes antiques).
Derek Welton offre un Oreste de convention. D'une apparence physique adaptée au rôle, il a également un beau timbre bien maîtrisé, capable de couvrir tous les registres avec aisance et d'en imposer quand nécessaire. Sa respiration est sans faille pendant les passages lyriques dans la scène de reconnaissance. Son échange avec Elektra est harmonieux : l'aspect rauque du timbre de Welton se montre complémentaire de l'épaisseur vocale du registre haut de Merbeth pendant les points de tension. Cependant, Welton se fie un peu trop à l'orchestre pour assurer le poids fondamental de son chant, entraînant un manque momentané de gravité lors des passages forte. Néanmoins, il est de nouveau brillant et imposant dans le crescendo final du duo avec Elektra.
Remplaçant en dernière minute de Jörg Schneider, le ténor Thomas Ebenstein dans le rôle d'Aegisth impressionne par son timbre clair et brillant ainsi que sa diction impeccable. Sa courte présence sur la scène ne lui empêche pas de laisser une profonde impression. Parmi les rôles de complément, le chanteur basse Dan Paul Dumitrescu en Vieux serviteur impressionne par son timbre de fer, de même que la basse Marcus Pelz dans le rôle du Précepteur d'Oreste. À côté de Klytämnestra, les deux chanteuses de l'Opernstudio, la soprano Anna Nekhames dans le rôle de la Confidente et l'alto Stephanie Maitland dans le rôle de la Porteuse de traîne charment par l'expressivité de leur chant et leur jeu d'actrice. Parmi les Servante, la Cinquième, Vera-Lotte Boecker, sort du lot par son timbre solide et parvient à introduire l'entrée d'Elektra avec une tension dramatique adéquate.
La direction musicale d'Alexander Soddy se caractérise par son énergie, équilibre et intensité. D'une manière générale, la masse, la texture et la couleur sonores sont fort bien maîtrisées dans tous les registres. Dans les passages forts, les ponctuations faites par des cuivres produisent des coups dramatiques qui soulignent la nature angoissante du drame. La puissance des cuivres se fait surtout ressentir en synergie avec la maîtrise générale de l'unité de la masse sonore dans la danse finale d'Elektra. Dans les moments de tension, comme l'interlude avant l'arrivée d'Oreste et celui pendant le meurtre de Klytämnestra, l'articulation de la basse parvient à communiquer de manière concrète l'angoisse bouillonnante. Dans les passages lyriques, la combinaison orchestrale est privilégiée par l'unité harmonieuse entre l'énergie et la flexibilité de la masse sonore orientée par les cordes, sans oublier cependant la hantise du mauvais présage qui surprend le déroulement du drame à tout moment.