Résurrection du Messie et de l'Art au Théâtre des Champs-Élysées
La Résurrection de l'art vivant célébrée avec pour premier spectacle de la rentrée une production scénique du Messie mise en scène par Bob Wilson fait partie de ces hasards du calendrier tellement troublants qu'ils ressemblent à des coups du destin.
Si le retour du spectacle vivant était attendu comme Le Messie, Bob Wilson fait figure de prophète, lui dont l'esthétique anticipait depuis plus d'un demi-siècle les distanciations sociales. Son esthétique, mise en espace cérémonielle, se marie pleinement avec l'oratorio (forme conçue aux commencements sans mise en scène mais avec le pouvoir dramaturgique de la voix chantée, ses récits-airs-ensembles-chœurs-orchestre). Le Messie Jésus d'ailleurs avait lui aussi prophétisé la situation, et même avec deux millénaires d'avance : lui qui imposa une distanciation physique dès sa sortie du tombeau, s'adressant ainsi à Marie-Madeleine le jour de Pâques : "Noli me tangere" (Ne me touche pas). Chez Bob Wilson aussi, les personnages ne se touchent pas mais les esthétiques et les époques se rencontrent, via la poésie des symboles. La porte d'entrée dans cet univers est ici une grande arche désaxée, entre portique de temple asiatique et porte des étoiles version 2001, l'Odyssée de l'espace.
L'esthétique de Bob Wilson produit à nouveau son habituelle impression : dans ce plateau épuré en une boîte cadrée et striée de quelques néons, les corps et les formes se déplacent avec la poésie d'une lente élégance. Le sens du propos scénographique s'actualise avec ce thème biblique : une grande perle projetée représente la création divine, des vagues immobiles puis animées mais toujours au ralenti figurent le baptême et la parole traversant déluges et océans, des souches de bois renvoient à la frontière entre vie et mort (elles flottent entre sol et plafond, l'une d'elles fume entre bois calciné et buisson ardent). Les tableaux sont très esthétiques, parfois surréalistes mélangeant Magritte, Dali, Chirico avec une aile d'or froissée flottant en apesanteur, au-dessus d'un homme invisible (costume sans corps) assis tenant en laisse un homard éclairé et chanté comme l'agneau de Dieu.
La mise en scène a ainsi tous les codes de Bob Wilson, au risque de la redite mais aussi de la nouveauté d'autant plus marquante dans cet univers codifié. Le ténor est son traditionnel Monsieur Loyal (ce qui est toutefois très pertinent pour son rôle, annonciateur de la magie divine), sa soprano ressemble à tous ses personnages féminins (et surtout comme un décalque de sa Mélisande). Les gestes des personnages sont cérémoniels et déclenchent des néons comme dans le geste divin (et la lumière fut), même si à force d'être répétés, ils finissent plutôt par rappeler des humains allumant et éteignant la lumière de leur chaumière. Toutefois, le plateau Wilsonnien s'anime aussi, énormément même, de chorégraphies.
Le danseur (Alexis Fousekis) entre en caleçon de tunique et tournoie avec d'aussi blancs rubans de GRS, puis reviendra bondissant en pantalon noir et bretelles, illustrant le contraste entre phrasés souples et pointés qui anime la musique.
Stanislas de Barbeyrac (maquillé en Monsieur Loyal), bien qu'arrivé sur cette production en remplacement et pour sa prise de rôle sur cette œuvre, n'en danse pas moins lui aussi, synchronisé avec ses propres vocalises. Les néons qu'il allume et éteint au rythme de ses déhanchés deviennent ainsi disco. Étonnamment, le ténor serre la voix et sature un peu dans les montées crescendo vers l'aigu, alors que son grave digne d'un baryton est richement assis et nourri. Il compense sa projection très en-dehors par de longues tenues pleinement maîtrisées et filées vers le pianissimo.
Aussi étonnamment dans ce renversement de la tessiture, la voix de la basse José Coca Loza est bien plus déployée dans l'aigu (couvert et tonique) que dans le grave tremblant. Le corps de voix est tubé, ce qui n'est pas sans renforcer l'impression mystérieuse et stylisée de sa tenue et surtout de sa coiffure traditionnelle japonaise. La contralto Helena Rasker dans sa robe hésitant entre les 18e et 19e (et 21e) siècles chante la douce rédemption, sacrifiant la douleur du martyr et la violence de ses paroles pour offrir la cohérence d'un decrescendo apaisé. De fait, la voix émerge peu, même dans ses accents en débuts de phrases, mais mène progressivement vers le recueillement le public et même finalement l'orchestre. L'équilibre vocal vient de la soprano Elena Tsallagova, figure éthérée d'antique pastourelle mais dont les appuis ronds soutiennent des résonances aiguës vibrantes. Ses phrases aussi sont riches et cohérentes, en pleins et déliés.
Marc Minkowski assume pleinement cette position de démiurge qui échoie au chef d'orchestre, ordonnant l'univers musical de sa baguette (ou plutôt de son grand pinceau, le maestro décrivant ainsi le travail de réorchestration effectué par Mozart sur le chef-d'œuvre de Haendel également traduit en allemand pour l'occasion : "comme si Van Gogh repeignait la Mona Lisa, comme un peintre qui ajoute ses couleurs avec des harmonies différentes"). Son immense énergie nourrit la matière orchestrale, insuffle la portée chorale, récupérant quelques brebis égarées dans la justesse et aussi peu de canards aux hanches que de rares cuivres mal embouchés. Les Musiciens du Louvre sont surtout prodigues en élans et nuances, en richesses de timbres (sur leurs instruments d'époque).
Dans des lignes strictes comme leurs tenues noires, le Philharmonia Chor Wien contraste avec la blancheur des néons et des solistes aigus. Très déliés au risque d'être hachés dans leurs vocalises, ils prolongent la symbolique biblique du bois de cette production en tenant de simples branches (seules trois d'entre elles ont quelques feuilles, symbole des rameaux refleurissant). D'autant que leur bois vocal s'attendrit, les vocalises étant contraintes de s'assouplir pour suivre à la baguette le tempo accélérant.
Hallelujah!, célébrissime sommet de ce chef-d'œuvre est fêté avec la fumée envahissant le plateau, comme celle des explosions en vidéo et même l'entrée d'un cosmonaute aux boutons noirs de Pierrot lunaire. La dernière partie conclut ensuite l'œuvre et la production avec un Charon féminin glissant sur le plateau de Cour à Jardin, symbolisant cette fois le passage de la mort à la vie. À la résurrection de l'art vivant !
Chaque spectateur se voit même offrir une fleur avant de quitter le théâtre, une rose éclose, entre le rose choisi comme couleur de cette nouvelle saison au TCE et le rouge sang christique, mais sans les épines de sa couronne.