La Cenerentola voit la vie en (très) rose au Grand Théâtre de Genève
Ce devait être Turandot, c’est finalement La Cenerentola. Nécessitant des moyens humains et dimensions hélas bien incompatibles avec les mesures sanitaires de circonstance, l'opéra de Puccini, qui devait ouvrir cette saison genevoise, a été reporté à une année ultérieure. Et c’est avec le dramma giocoso de Rossini, initialement programmé en mai dernier (mais qui n'avait pu être joué) que débute donc une nouvelle saison lyrique sur les bords du lac Léman. Un spectacle bien tombé à l’heure où il s’agit enfin (espérons pour de bon) de renouer le lien entre la culture et son public. Élan musical à la fosse, voix remarquées sur scène, couleurs et lumières scintillantes pour mieux incarner une large dimension onirique : cette Cenerentola à de quoi ravir une audience certes masquée (et bien éparse : le théâtre est à peine rempli, la faute notamment aux mesures de distanciation), mais bien disposée à ne pas bouder son plaisir en cette période incertaine.
Un rose très “flashy” pour incarner la magie du rêve de Cendrillon
Réjouissant, donc, ce spectacle l’est assurément, lui qui avait été créé en décembre dernier à l’Opéra d’Amsterdam. Certes, la mise en scène use de procédés déjà connus, comme le mélange des époques (le XVIIIe côtoie la modernité), ou encore le transport de l’action au pays des songes (un rêve d’une vie meilleure formulé par Cendrillon). Pour autant, le travail de Laurent Pelly, idéalement servi par les décors de Chantal Thomas et les lumières de Duane Schuler, n’en manque pas moins d’intérêt ni de saveur. La volonté affichée, celle de faire s’opposer le monde du rêve à une réalité bien implacable, est restituée avec justesse. D’un côté, l’univers austère et sans âme de la demeure de Don Magnifico, avec sa table de cuisine en formica, son téléviseur cathodique et son canapé vert pomme dignes d’un foyer sans âme de l’époque giscardienne, et de l’autre, une ambiance de maison impériale, avec habits distingués (costumes, perruques et jabots) et mobilier de luxe suspendu ostensiblement en plein milieu de la scène. Deux ambiances, deux époques et deux couleurs, surtout : le gris pour le côté “réel”, et un rose bonbon très “flashy” pour figurer toute la magie du rêve d’amour de Cendrillon. Un contraste saisissant, qui scinde donc distinctement les deux sphères de l’action dans une mise en scène où le mouvement est aussi de rigueur. Celui des décors d’abord (qui vont et qui reviennent par le jeu de déplacements de modules latéraux), mais aussi des protagonistes, lesquels font les cent pas sur scène et se laissent aller à quelques chorégraphies du meilleur effet qui, à défaut de toujours entraîner l’hilarité générale, parent le spectacle d’un rythme vif et d’un enjouement incessant. Sans être révolutionnaire, le travail de Laurent Pelly (qui signe aussi les somptueux costumes) brille ainsi par son efficacité imparable, son dynamisme et son souci d’un esthétisme flamboyant dans l’incarnation du merveilleux.
Ainsi tiraillée entre son fantastique rêve d’amour et sa crue réalité de servante (et même ici de femme de ménage), Angelina est campée par une impeccable Anna Goryachova. Dans son bleu (sali) de travail comme dans sa robe de princesse, la mezzo russe déploie une voix chaudement timbrée, d’une amplitude propre à atteindre des aigus aussi vibrés que sonores. Semblant gagner en aisance vocale à mesure de l’avancée du spectacle, cette Cenerentola là ne cesse jamais d’être touchante, notamment dans ses airs de victime bien décidée à vivre pleinement son rêve d’amour sans renier les siens qui, pourtant, sont aussi ses bourreaux. Le brillant “Non piu mesta” final, interprétée par une Angelina redevenue femme de ménage (car le rêve est clos), est nanti de vocalises virevoltantes, et vient parachever une prestation accomplie. Autres voix féminines, la Tisbe d’Elena Guseva et la Clorinda de Marie Lys sont complémentaires tant dans la fougue et la drôlerie portées à leur jeu de scène que par leurs voix aux timbres joliment colorés et projetées avec assurance.
Dans le rôle de Ramiro qu’il connaît bien (pour l’avoir notamment chanté aux côtés de Cecilia Bartoli), le ténor Edgardo Rocha, en plus d’afficher son charisme dans ses habits de prince, s’illustre par une constante prestance vocale, avec des aigus lumineux et une belle tenue de souffle, ainsi qu’un souci constant de polir chaque phrase avec raffinement.
En Dandini, le baryton Simone del Savio se distingue lui aussi, par son énergique engagement scénique autant que par sa voix ardemment timbrée, émise avec autorité et générosité. Autoritaire, le Don Magnifico de Carlo Lepore l’est tout autant, au sens propre comme figuré. Le rôle du pater familias à la bouffonne cruauté est pleinement restitué par des mimiques drôlatiques et par l’emploi d’une voix profonde émise avec un naturel épatant. La basse italienne, rompue aux rôles rossiniens, s’acquitte de ses deux grands airs avec une gourmandise communicative (et un débit “rossinien” plein d’allant). Enfin, lui aussi grand rossinien, Simone Alberghini est un Alidoro, qui passe du statut de mendiant à celui de chef d’orchestre comme pour mieux diriger le rêve de Cendrillon. Avec sa voix chaude et agréablement vibrée sur toute l’étendue de la tessiture, le baryton livre une prestation sans fausse note.
Depuis la fosse, et le visage masqué (durant près de trois heures tout de même), le chef Antonino Fogliani parvient à tirer l’essence rossinienne de chacun des pupitres de l’Orchestre Romand, avec des cordes sautillantes ou tempétueuses et des vents sonores se délectant particulièrement des passages con fuoco. Le maestro mène d’une main tout aussi savante les ensembles vocaux qui, par le jeu des crescendi et des accélérations de rythme, sont autant de murmures devenus ouragans vocaux. Par sa grande qualité sonore et le plein engagement vocal de ses membres, la prestation du Choeur d’hommes du Grand Théâtre est aussi à mettre à l’actif de la réussite d’un spectacle plaisant d’un bout à l’autre, et dont le public ressort les yeux rosis de plaisir.