Requiem pour une contrebasse : ouverture du Festival ManiFeste 2020
Ce 31 août est un jour de prérentrée scolaire mais aussi musicale et notamment pour deux compositeurs et une compositrice qui présentent leurs créations à Paris. Cet événement de rentrée est annoncé "sold out à 60%" (la jauge maximale possible de la Salle au sous-sol du Centre Pompidou étant atteinte pour ce public distancié et qui conserve scrupuleusement son masque couvrant le nez et la bouche, "mais pas les oreilles").
Le compositeur espagnol Mikel Urquiza propose en création française une œuvre permettant de réviser juste avant la rentrée : Alfabet d'après un "recueil inclassable de la poétesse danoise Inger Christensen" de 1981 qui offre un acrostiche alphabétique (la première lettre de chaque poème suit l'ordre alphabétique) et une taille calculée sur la série de Fibonnaci additionnant chaque nombre avec le précédent (1,1,2,3,5,8,13...). Un recueil dans lequel le jeune compositeur ne puise heureusement que quelques extraits. Cet alphabet est récité par un quatuor (soprano, trompette, clarinette et percussion) qui comme tous les musiciens de la soirée entrent masqués et se démasquent une fois installés. La curiosité et la qualité de leur interprétation tient au fait qu'ils imitent tous l'un d'entre eux successivement. La trompette imite clarinette, la percussion ou le chant, les autres en font de même et de fait la chanteuse Agata Zubel lance des sons imités de tous, avant qu'elle n'imite les autres. La virtuosité de l'imitation est d'autant plus impressionnante qu'elle balaye toutes les vitesses (de la rapidité fulgurante aux tenues endurantes), hauteurs, effets (avec de nombreux souffles et soupirs comme pour braver la peur pandémique démasquée). Les percussions corporelles répondent aux chants des instruments toujours con-sonnant (sonnant ensemble même dans les dissonances).
Le compositeur vient saluer à la fin de l'œuvre, applaudi et ravi au point qu'il monte sur scène et s'élance coude vers l'avant pour saluer les interprètes avec précaution sanitaire... sauf que le masque bloquant une part de son champ de vision, le compositeur cogne et renverse la contrebasse disposée sur le côté de la scène pour les œuvres suivantes !
Les applaudissements reprennent une fois l'instrument remis en place, mais la contrebasse est tout de même emmenée ensuite en coulisses. Le public attend l'entrée des musiciens pour la pièce suivante, il attend encore et c'est finalement le Directeur de l'ircam qui vient prendre la parole pour annoncer que l'instrument est endommagé. Or il est nécessaire pour les deux autres pièces au programme et le temps pour en faire venir un autre est estimé à une heure (équivalant la durée prévue pour tout ce concert).
La deuxième œuvre au programme (On that April morning she rose from her bed and called) est donc finalement jouée sans la contrebasse pourtant prévue (et très importante) mais avec un grand effectif instrumental : les percussions, guitares électriques et amplificateurs notamment emplissent le plateau. Sous la direction ample et élégante d'Enno Poppe et de nouveau avec toute la palette d'expressivité virtuose déployée par la soprano polonaise Agata Zubel, l'œuvre est une immense descente chromatique (plongeant par le petit intervalle du demi-ton) vers les graves... sauf qu'ils ne peuvent plonger vers leur point d'arrivée qui aurait dû être la contrebasse. Le compositeur italien Daniele Ghisi de cette création mondiale commandée par l'ircam-Centre Pompidou pour l'occasion ne peut que le reconnaître (malgré les graves électroniques qu'il aura fait renforcer durant l'interprétation) lorsqu'il est interrogé par le Directeur à la fin de son œuvre. Cet échange se poursuit avec la compositrice de la troisième œuvre au programme dans ces entretiens improvisés pour occuper le temps en attendant l'arrivée de la nouvelle contrebasse.
Le plus grand triomphe de la soirée est donc décerné au nouvel instrument, lorsqu'il fait son entrée sur le plateau. D'autant plus que la troisième œuvre (Nether de l'anglaise Rebecca Saunders en création française) exploite les possibilités acoustiques de tout ce grand corps sonore en ne faisant pas seulement jouer de l'archet sur ses cordes (mais aussi sur le bois). La chanteuse de cette dernière pièce, la soprano britannique Juliet Fraser déploie de longs sons filés et très mesurés, des roucoulades possédées peu audibles mais qui correspondent à la description de la pièce (Nether renvoie en anglais au souterrain, à l'intériorité). Le sommet de la pièce est chanté bouche fermé (aussi par quelques instrumentistes) rappelant à la fois un solo de Papageno et faisant un clin d'œil prescient à la crise sanitaire (cette création a été composée entre 2017 et octobre 2019).
L'édition 2020 dédiée à Claude Samuel de ce Festival se poursuit jusqu'au 13 septembre au Centre Pompidou, au Centre Wallonie-Bruxelles voisin, au Théâtre de Gennevilliers, à La Scala Paris, aux Jardins du Palais Royal et à La Villette.