Les Illuminations de Barbara Hannigan, le temps retrouvé à Radio France
C'était déjà le cas dès le tout premier concert de cette série (notre compte-rendu) et le protocole sanitaire est toujours bien rodé à Radio France, et pourtant le public ne le respecte toujours pas scrupuleusement. Les spectateurs gardent pour la plupart correctement leur masque y compris durant le concert mais plusieurs profitent toutefois de ce que les personnels d'accueil ont le dos tourné pour bafouer l'espacement. Le placement 1 siège sur 2 ne tient pas devant le défi insurmontable que semble constituer pour des couples et familles venus ensemble l'idée de se séparer d'un mètre pendant plus d'une heure, lors d'un concert où ils conservent pourtant un silence respectueux. Il peut leur sembler logique de venir se coller à deux ou trois côte à côte puisqu'ils vivent dans le même foyer mais les ouvreuses ne peuvent pas le savoir et doivent revenir vainement les replacer une fois encore. Surtout, ces replacements intempestifs empêchent ainsi le respect d'un mètre de distance avec leurs voisins des rangs devant et derrière eux puisqu'ils ne sont plus en quinconce.
Post-classique et néo-classique
Respectant les distances, le hautbois solo (Olivier Doise) est même isolé, dans un unique cercle de lumière qu'il illumine du lyrisme de son instrument. Il ouvre seul le concert avec les Métamorphoses de Britten, d'un phrasé affirmé et agile au vibrato marqué et ample.
Ce lyrisme recueillera des acclamations dans le sillage de la star de la soirée, radieuse déjà alors qu'elle traverse la scène encore dans l'obscurité, Barbara Hannigan gravissant du haut de ses talons le haut podium. L'enchaînement musical se fait de Britten solo à Haydn tutti, sans autre transition que la lumière se rallumant, son pied gauche se reculant pour adopter sa position cambrée typique de chanteuse en cheffe, sa main gauche se levant pour diriger, d'autant plus élevée lorsqu'elle déplie les jambes, nourrissant alors de cette élévation un immense et homogène crescendo de l'orchestre avec justesse, puissance et grâce. Qualités sonores au diapason de la maestra, de l'orchestre mais aussi du clavecin qui offre dans cette Symphonie n°49 sous-titrée "La Passion" un dialogue à la fois virtuose et de continuiste.
Barbara Hannigan met l'intensité de son interprétation (corporelle et bientôt vocale) au service de sa direction et réciproquement : elle dirige et obtient un son orchestral. Elle enchaîne des gestes immensément expressifs, souvent toniques, et des tenues en poses dans le sens intensif du terme. Le résultat est aussi dense (et danse) dans les mouvements plus lents que dans les emportements rapides, par ses regards fougueux ou suppliants, ses coups de bras-sabre obtenant des pizzicati claquants. Les immenses contrastes des élans et accents inspireront le chant comme ils inspirent déjà et immédiatement l'orchestre : les instrumentistes suivent cette battue et rendent le Sturm und Drang ("Tempête et Passion", courant romantique de la fin du classicisme auquel se rattache cette Symphonie) comme les contrastes éblouissants des Illuminations suivantes.
L'esprit sans la lettre
En l'absence de surtitres qui auraient dû être indispensables pour graver la plume de Rimbaud dans les yeux des spectateurs en salle, puisqu'elle ne le sera pas dans les oreilles des auditeurs, le texte demeure inintelligible pour qui ne connait pas déjà les Illuminations de Rimbaud mises en musique par Britten. Pourtant, l'articulation de Barbara Hannigan est très prononcée, mais l'articulation ne fait pas toujours, pas seulement la prosodie et les syllabes très détachées, les voyelles très claires ou fermées, les consonnes marquées ou allongées (justement parce que trop) ne se combinent pas en mots pour l'auditeur.
L'occasion rare d'entendre une articulation modèle (ou au moins modelée) desservir la prosodie est aussi l'occasion de voir toutes les intentions d'un texte même sans entendre ses paroles. Des intentions que Barbara Hannigan rend à la fois par le jeu d'actrice (même en récital), l'intensité de la direction et le lyrisme vocal. Barbara Hannigan met l'intensité de sa battue au service de son chant et réciproquement. Elle (en)chante et dirige en même temps verbe et son, rendant à la fois les intentions et l'expressivité de la musique de Britten et de la poésie de Rimbaud.
Les acclamations du public n'en saluent donc pas moins le tour de force et de subtilité expressive de cette interprète à 360°, face aux musiciens comme se retournant pour poursuivre le mouvement de sa direction vers le chant (d'ailleurs toujours face à du public puisque celui-ci est disposé tout autour de la scène dans cet auditorium). Elle conserve et déploie un lyrisme intense à travers toute l'immensité expressive de ces paroles et sons, de leur harmonie commune, large et riche comme cette voix dramatique-léger, écume vrombissante.
L'excès d'articulation aux dépens de la prosodie se retrouve pourtant lorsqu'elle prend ensuite la baguette (alors qu'elle dirigeait à mains nues). Les phrasés du Concerto pour orchestre à cordes de Stravinsky redeviennent tranchés et hachés. Preuve certes d'une symbiose édifiante et constante entre la chanteuse, cheffe et les musiciens.