Requiem pour Turandot de Puccini : deux crises, une annulation
Ce devait être un évènement mondial dépassant largement l'enceinte du Théâtre de l'Opéra de Rome (rappelant combien l'art lyrique est politique, comme il provoqua la Révolution en Belgique, soutint l'unité italienne, etc.) : Turandot de Puccini devait marquer la première mise en scène à l'Opéra (de Rome) signée Ai Weiwei qui en avait aussi préparé les décors et les costumes. L'artiste chinois a acquis une renommée mondiale pour son talent et la censure de plus en plus violente dont il a été victime par la république populaire de Chine.
L'artiste vit désormais en Allemagne, où il s'est réfugié dès la fin de son assignation, suite à ses œuvres devenues aussi célèbres dans le monde qu'inacceptables pour le gouvernement chinois : notamment les photos de ses doigts d'honneur adressés à la porte de la Paix céleste sur la place Tian'anmen et ses destructions de vases datant de la dynastie Han (sur lesquels il peint aussi le logo Coca Cola) pour dénoncer la destruction de la culture.
L'artiste dissident avait donc élaboré une mise en scène de Turandot placée dans l'extrême modernité politique : la Crise à Hong Kong qui n'a jamais cessée mais connait une tournure particulièrement sanglante depuis l'année dernière, en résonance avec la cruauté dans l'intrigue de cet opéra.
Ai Weiwei compare l'évolution actuelle de la situation à Hong Kong avec celle de la Chine en 1989 (ayant mené au massacre de Tian'anmen, suite auquel Ai Weiwei participa avec d'autres aux grèves de la faim). Le rapport de cet artiste à Turandot est tout aussi important : cet opus de Puccini le fascine depuis longtemps, lui et son frère ont même été figurants dans la Turandot mise en scène par Zeffirelli au Metropolitan Opera House de New York en 1987. Ils étaient alors étudiants, bien davantage attirés par le fait de gagner quelque argent que par cette oeuvre. Weiwei nourrit ainsi une relation longue et complexe avec cet opéra, très distant de sa culture, œuvre d'exotisme, l'Asie vue par les occidentaux.
Malheureusement la création à Rome est (pour l'instant) annulée, l'artiste chinois et l'Opéra italien n'ont pas encore pu nous répondre dans ces circonstances difficiles et les interprètes n'avaient pas pu pleinement répéter le travail. Toutefois, les deux principaux artistes lyriques de cette production nous racontent la manière dont ils abordent leur personnage respectif (laissant imaginer l'ampleur et la richesse du travail avec Ai Weiwei). Puis, cette série feuilleton dédiée aux spectacles annulés étant aussi un moyen de rendre hommage au travail des artistes et de leur donner la parole, ils nous parlent de leur vie et de leur métier confiné.
"Mon lien avec Turandot est très fort, vivement imprimé dans ma mémoire car j'ai chanté pour la première fois ce rôle avec le grand Zubin Mehta et le Philharmonique d’Israël à Tel Aviv il y a trois ans en concert. J'en ai un merveilleux souvenir : ce fut un grand succès grâce à la comlicité tissée avec ce maestro, et Turandot a ainsi rejoint mon répertoire. Je l'ai repris aux Arènes de Vérone dans la merveilleuse mise en scène de Zeffirelli et puis enfin à Munich avec cette mise en scène très particulière de La Fura dels Baus.
J’étais si heureuse de pouvoir l'interpréter à Rome : chanter dans son propre pays est unique, mais la situation rend tout cela moins important pour l'instant, toutefois j'espère encore pourvoir la chanter à Gênes mi-mai puis de nouveau à Vérone et en fin d'année à Londres.
Turandot est un opéra et un rôle dont j'avais bien entendu peur, c'est un monument qui impressionne tous les artistes, ce rôle peut détruire une voix mais la technique de chant est faite pour cela et j'arrive à la chanter sans fatigue, avec l’immense intensité requise : les grands rôles de Verdi y préparent assurément et ne sont pas moins immenses.
J'aurais abordé ce rôle à Rome comme partout et toujours. Étant donné que je l'ai déjà chanté, j'ai déjà travaillé et résolu tous les points techniques en détail, c'est même pour moi un rôle agréable à chanter, qui ne me pèse pas. Dès la première aria "In questa reggia" (dans ce palais), il s'agit de traduire l'agressivité en même temps que la tendresse de Turandot, en jouant beaucoup sur toutes les couleurs de la voix, en nourrissant un mezza voce, des couleurs piani même, qui révèlent aussi la faiblesse de cette jeune fille puissante.
Cet épisode de pandémie est très difficile : le chant, le théâtre, mon univers me manquent mais il en est ainsi. J'espère par-dessus tout que cela finisse aussi tôt et bien que possible parce que je ne peux vivre sans la musique, sans le théâtre, sans l'opéra. Je veux croire que tout recommencera, comme avant, plus fort qu'avant : il reste tant à chanter, à comprendre, à tenter. J'ai tant de rôles à prendre comme La Fanciulla del West, ou dans Don Carlo, reprendre Butterfly, Adriana Lecouvreur.
Je suis bien sûr heureuse de pouvoir être à l'abri et de rester à la maison avec mes enfants, avec ma famille que j'ai habituellement trop peu le temps de voir, mais je n'aurais pas voulu que ce soit ainsi, dans de telles circonstances, sans pouvoir sortir. J'en profite aussi pour étudier, ce dont nous n'avons pas trop le temps, et je ne m'ennuie pas (surtout avec les enfants). J'ai même le temps de faire un peu de jardinage, mais mes pensées vont toujours vers les théâtres, vers le chant, vers les personnes dans la douleur."
"Je dois tout d'abord dire combien j'aime jouer et chanter Calaf. Il est un héros/amoureux emblématique avec un bon cœur. Dans la fin heureuse, il conquiert le cœur de Turandot mais j'ai récemment joué dans des productions (à Madrid et Barcelone) où il échoue. Malheureusement, je n'ai pas pu travailler en détail la production avec Ai Weiwei car je finissais les représentations du Prophète à Berlin mais quelle que soit la mise en scène, j'aime jouer ce personnage avec une certaine constance car je considère qu'il n'est pas possible de beaucoup changer son caractère : il doit être fort, confident, sûr de lui-même (notamment pour répondre correctement aux énigmes).
J'espère comme toujours que le public aurait ressenti de l'empathie pour Calaf et ses amours, et bien sûr que chaque spectateur aurait vécu de la joie pour ce couple lorsque la Princesse le nomme "Amour" plutôt que Calaf. Chanter Puccini est incroyablement gratifiant surtout avec de si grands airs comme "Non Piangere Liù" et "Nessun Dorma" et bien sûr la fin d'Alfano (qui a terminé cette partition inachevée) est toujours un grand plaisir à chanter, notamment avec l'une de mes collègues préférées, Anna Pirozzi avec qui j'ai chanté cet opéra en version concert (en Israël avec Zubin Mehta) et sur scène (à Vérone avec Daniel Oren). Travailler avec elle est un grand plaisir, non seulement pour sa voix mais aussi sa personnalité magnifique. Dommage que nous n'ayons pas pu réaliser ces prestations, J'espère que nous pourrons les reporter à une date ultérieure.
Alors que nous traversons une période difficile et inquiétante, nous, les chanteurs, devons nous souvenir de nos performances passées, mais surtout de nos futurs projets, pour être prêts. Dans l'état actuel des choses, nous ne pouvons qu'espérer être de retour dans 4 à 6 semaines. Mes prochains projets étaient prévus en Italie (Luisa Miller à Bologne annulée, Turandot et Das Lied von der Erde à Gênes très probablement annulés, mais je garde espoir pour mes débuts en Fidelio avec Zubin Mehta fin mai à Florence), puis avec un casting stellaire pour Le Trouvère à Vienne fin juin (Rebeka, Rachvelishvili, Petean et Armiliato) et nous espérons que les choses redeviendront alors quelque peu normales. Mais ce que nous craignons le plus ces derniers mois est l'absence de tout revenu. Comme la plupart des amateurs d'opéra le savent, nous, les solistes, sommes payés "à la performance", ce qui signifie que nous percevons un cachet pour chaque performance que nous chantons. Si nous devons annuler, nous ne sommes pas payés. Et dans cette circonstance, les théâtres ont invoqué leur clause de "Force Majeure" qui figure dans chaque contrat que nous signons. Cela signifie que toute "force de la nature" ou "Acte de Dieu" permet aux théâtres de ne rien nous payer. Cela comprend aussi toutes les dépenses que nous engageons pendant les répétitions et qui sont normalement incluses dans les "frais globaux" pris en charge. Certaines institutions ont accepté de payer les contrats même annulés, mais la grande majorité ne l'a pas fait. Malheureusement pour mes engagements en Italie, mais honnêtement, ils ont des problèmes bien plus inquiétants à gérer que les artistes sans emploi.
Mais avec ma famille nous essayons de tirer le meilleur parti de cette situation difficile. J'étudie de nouveaux rôles, je fais des vidéos de "chansons populaires" plutôt que d'opéra et bien sûr, c'est l'occasion de passer du temps avec ma femme Linda et ma fille Isabella (Izzy). Voilà l'avers de cette terrible médaille pour ce qui me concerne : étant donné que je passe 10 mois de l'année sur les routes, ces semaines sont un présent aussi incroyable qu'inattendu et nous profitons pleinement de ce temps ensemble. Quant à mon retour au travail cet été, j'aurai un temps bien attendu aux États-Unis avec Cavalleria/Pagliacci en août à Seattle puis Le Trouvère fin septembre/début octobre avec mes débuts à l'Opéra de Los Angeles en compagnie d'Angel Blue et James Conlon. Pour terminer l'année, je serai de retour en Italie en novembre pour Otello à Bologne.
À tous les fans d'opéra : prenez soin de vous et restez à l'abri. Nous attendons tous impatiemment de chanter pour vous très bientôt ! Nous allons traverser cette période, ensemble."
Retrouvez nos précédents épisodes de ce feuilleton Requiem pour les spectacles