Requiem pour Platée de Rameau par Hervé Niquet, Shirley et Dino
Corinne Benizio : "Gilles a le bricolage qui le sauve, moi j'avoue que je ronge mon frein. On nous a tranché les ailes, à toute l'équipe. Il faut attendre et relativiser mais c'est tout de même deux ans de travail, ce dont on ne se rend pas forcément compte (et tant mieux pour le public) : depuis la proposition de Christophe Ghristi et Laurent Brunner, ce sont deux ans de labeur, de rêves, d'échanges, de promesses, d'imagination, de maquettes, de décors. Les quatre semaines de répétitions en cours étaient formidables, les équipes de Toulouse comme celles de Versailles, comme toutes les maisons lyriques sont extraordinaires, autant de troupes à l'ancienne avec décorateurs, machinistes, costumières, accessoiristes, tous enthousiastes. Toulouse attendait d'autant plus ce spectacle en contrepoint avec après le magnifique Parsifal de Wagner qui était donné juste avant.
Nous sommes tellement heureux et reconnaissants envers Hervé Niquet de nous avoir ouvert la porte de l’opéra, voie dans laquelle nous ne serions jamais allés et qui fait désormais partie de notre vie. Dès que nous le pouvons, nous allons à Versailles notamment, j'aime ce lieu (d'une chaleur constante et toujours aussi surprenante), son public (des gens adorables qui nous disent combien ils s'amusent avec nos spectacles, qui viennent nous parler avec une telle gentillesse, un tel bonheur), et bien sûr son Directeur Laurent Brunner. J'aime qui il est, son travail : c'est quelqu'un qui fait, ce qui est très agréable dans nos métiers.
Très différent aussi du "monde de l'opéra" qui a été extrêmement froid au début. Maintenant cela va bien mieux, mais Gilles [Benizio] disait toujours : au pire nous ne ferons qu'un aller-retour avec King Arthur mais ce spectacle se joue encore et nous avons d'autres projets.
Tout le monde a besoin de s'amuser
Pour Platée, nous allons logiquement le rejouer (si nous sommes encore là), nous garderons donc les nombreux effets de surprise mais pour vous narrer le principe : nous aurions certes pu travailler sur le contexte mythologique avec ses Dieux et nymphes mais très rapidement avec Gilles, nous avons décidé de recontextualiser cette œuvre sur les rapports de notre époque. Cet opus montre les puissants venant se jouer de la plus misérable de toutes les créatures, Platée.
Nous avons donc placé l'histoire dans un bidonville (en comparaison avec le marécage) : une vie de misère mais qui n'empêche pas les gens de rester joyeux. Platée étant un rôle joué par un homme alors qu'il s'agit d'une femme, il s'agira donc d'un homme travesti, vivant ainsi parmi les transsexuels cachés dans le village. Des enjeux d'une actualité brûlante avec nos rapports sociaux et politiques (comme l'œuvre de Rameau) mais aussi une grande source d'amusements et de poésie. Travailler avec tous les choristes masculins travestis était tellement amusant, et les costumes sont tellement poétiques : c'est Almodóvar (pas du tout La Cage aux folles, même si j'aime aussi ce film). Et puis les puissants qui viennent s'amuser, s'encanailler dans ce bidonville... Sans faire de politique (mais c'est une œuvre politique), nous sommes allés sans hésiter dans cette voix, de tolérance envers les genres. Pour tenir compte du fait qu'on s'attache énormément à cette Platée (comme dans la version de Laurent Pelly que nous avons appréciée). Nous avons toujours travaillé sur ces gens qu'on prend pour des andouilles, qui ne semblent pas savoir faire grand chose mais qui le font avec humanité, enthousiasme, amour. C'est ce qui nous amuse, depuis plus de 30 ans (déjà !). Nous avons créé nos spectacles en les inventant, sans les écrire mais en les improvisant, en se donnant les moyens (alors qu'on ne les avait pas) de jouer sur des terrains vagues, en y montant des chapiteaux. Nous répétions une structure solide bien sûr, mais pleine de surprises.
Pour Platée, nous avions un plateau formidable avec entre autres Enguerrand de Hys (qui incarnait Mercure), quel humour, plein d'incroyables surprises ! Et je n'ose imaginer la douleur pour Mathias Vidal (dans le rôle-titre), cet être formidable qui portait, qui emmenait tout le monde faire du sport le matin et que tous suivaient. Une personne exceptionnelle et un excellent chanteur, capable aussi de se mettre en mode guerrier vocal qui monte sur scène et donne le meilleur de soi physiquement."
Plateau vocal formidable, "inventif, créatif" comme le confirme Hervé Niquet : "j'avais écrit une chanson pour Marie-Laure Garnier que nous chantions avec Gilles et Corinne à un entracte, Jean-Vincent Blot aussi (en Jupiter) se révèle être un bout-en-train pince-sans-rire hilarant, Jean-Christophe Lanièce participait à un pas de quatre formidable.
Platée est le spectacle d'un trio, avec Corinne, Gilles Benizio et moi : comme après Le Roi Arthur et Don Quichotte chez la Duchesse, ce sont des spectacles que nous nous approprions en réécrivant des textes, des musiques. D'autant que Platée est un ouvrage que je n'aime pas : ce n'est pas du tout une comédie mais un opus terriblement cynique, une caricature de l'époque. Nous sommes donc partis de cette idée en y intégrant mon cousin, incarné par Gilles... enfin je ne vais pas dévoiler cela mais nous avons réorganisé l'œuvre selon notre envie de la raconter.
Avec Gilles et Corinne Benizio (Shirley et Dino) nous avons en commun l'amour pour les branquignols, Robert Dhéry, Colette Brosset, Gérard Calvi (Grand Prix de Rome tout de même, doué comme pas possible, mélodiste et orchestrateur hors pair et qui a préféré faire du music-hall et se marrer) et j'ai fait beaucoup de caf' conc'. Dans Don Quichotte, il manquait trois minutes pour un changement de plateau, j'ai fait la chanson dans la nuit, orchestrée le matin même, et voilà.
Les répétitions de Platée se sont donc interrompues alors que nous étions au moment de finir la création du spectacle. Comme nous avons deux acteurs-metteurs en scène absolument géniaux, nous pouvions réécrire les dialogues, comme j'ai réécrit des musiques. Nous avions tout, la matière, la créativité, les décors, les acteurs, le ballet et cet arrêt est un coup de poignard violent, un deuil à tel point que le régisseur général (sourires) qui doit envoyer tous les jours, à la fin de la répétition, le planning du lendemain, continue de temps en temps à nous dresser des plannings pour le lendemain, pour les non-répétitions.
Cela fait des années que je rêvais d'une période "sabbatique", elle est brutale pour la planète et ceux qui sont dans la peine, la situation est dramatique et je pense à tous les musiciens indépendants, intermittents qui n'ont plus de rentrée d'argent. Pour nos ensembles, c'est un drame car nous vivons à flux tendu : un cachet finance le projet suivant, alors je ne sais pas comment nous allons nous relever (certaines productions s'annulent déjà pour novembre 2021 !). Les politiques ne semblent avoir aucune idée de ce que la culture rapporte aussi sur le plan économique, combien une production a de répercussions et crée de la richesse sur plusieurs années.
Alors cette période nous invite à en tirer le meilleur, elle nous permet de nous replonger dans les disques, les partitions, les livres, sans stress surtout (on n'imagine pas la pression au quotidien dans nos métiers) ! Je vais être deux mois dans mon jardin, j'y ai fait mes semis et plantations. Cela ne m'était pas arrivé depuis 42 ans, depuis que j'ai mis les pieds à l'Opéra de Paris lorsque j'avais 20 ans. C'est bien de diriger les autres, mais il faut aussi se nourrir, même lorsqu'on ne sait pas ce qu'on mangera demain."
Pour aller plus loin, retrouvez également nos interviews de Mathias Vidal (rôle-titre) et Marie Perbost (La Folie), au cours desquelles cette Platée était évoquée
Retrouvez nos précédents épisodes : Requiem pour Le Comte Ory à Monte-Carlo avec Florian Sempey et Cecilia Bartoli, pour Acanthe et Céphise de Rameau avec Cyrille Dubois, Alexis Kossenko, Sabine Devieilhe et rendez-vous très bientôt pour les prochains...