Soir de première pour la deuxième de Manon à Bastille
Compte-Rendu suite à la première représentation de cette production :
L’Opéra de Paris ayant décidé de ne plus confirmer les spectacles maintenus, les spectateurs de cette seconde première représentation (celle du 29 février ayant fait les frais de la grève en cours) auront attendu fébrilement jusqu’au dernier moment avec l’inquiétude d’une annulation tardive, comme il s’en est déjà produites. Avant le lever de rideau, le court message syndical diffusé par les haut-parleurs est rapidement couvert par les huées et vivats, le son devant être haussé pour rendre ce discours (bénéficiant du dispositif de surtitrage) audible.
A rebours de la version punk de Coline Serreau présentée en 2012, Vincent Huguet replace cette Manon dans les années folles, période d’avant-guerre où la peur du lendemain incite à croquer la vie à pleines dents. Fuyant les sœurs chargées de l’emmener au couvent, Manon est aidée durant l’ouverture par un des Grieux déjà transit d’amour (ce qui ne l’empêche pas d’affirmer quelques minutes plus tard sa certitude de la rencontrer pour la première fois). Elle rencontre également sur ce quai de gare son cousin, Lescaut, mais aussi un avatar de Joséphine Baker, star dont elle décide d’embrasser l’insouciance. Ce n’est finalement pas au bagne qu’elle est condamnée, mais à un séjour dans un hôpital (psychiatrique ?) : dans un cinquième acte coupé (Lescaut en disparaît), Manon retrouve son amant avant d’être fusillée (elle meurt de maladie dans le livret). Les horreurs de la guerre ont eu raison de sa soif de plaisirs. Les vastes décors (Aurélie Maestre), volontairement ternes mais esthétiques, sont rehaussés par les costumes (Clémence Pernoud) dont les couleurs vives sont applaudies au lever de rideau de l’acte III. Les chorégraphies de Jean-François Kessler, accordées à la fois à la partition et au parti-pris de mise en scène, sont appréciées.
Pretty Yende peut clamer "Je suis belle" à l’image de Manon : son sourire radieux est en effet à l’image de ses médiums pleins de vie. "Sphinx étonnant, véritable sirène", elle nuance son chant avec éloquence, notamment dans des aigus intenses et très audibles, et varie les couleurs, proposant des aigus capiteux et légèrement vibrés, ou bien pur et légers, vocalisant avec dextérité. Les graves se trouvent en revanche étouffés et peu audibles. "Toute étourdie", elle l’est lorsqu’elle s’emmêle dans les paroles, mais elle offre un bel accent dans ses "bavardages", bien que sa diction s’effiloche au fil des actes. Sa projection n’est en revanche aucunement "engourdie".
Benjamin Bernheim l’annonçait dans l’interview qu’il nous a accordée : le rôle de des Grieux est très important pour lui. Il caractérise ici un Chevalier ivre d’amour précipité dans une descente aux enfers dans laquelle il sacrifie pour Manon ses valeurs, son honneur, sa foi. Son timbre riche et chaud, maintient sa qualité sur l’ensemble de la tessiture, aussi bien dans des graves sombres que dans des aigus en voix pleine ou mixte, toujours charpentés. Une étoffe vocale qui le place légitimement parmi les têtes d’affiches parisiennes : il reviendra d’ailleurs la saison prochaine dans un Faust déjà très attendu.
Ludovic Tézier incarne un Lescaut plus père que cousin, fort peu cabotin : la ligne s’en retrouve mécaniquement alourdie. Malgré cela, il fait preuve d’une pleine maîtrise vocale. Son timbre corsé et brillant déploie une ligne souveraine. Son chant très articulé monte dans une voix mixte structurée, vivement vibrée.
Le Comte sentencieux de Roberto Tagliavini présente un français précis et une voix profonde et tonique, aux sémillantes résonances et au legato bien filé. Rodolphe Briand peint un théâtral Guillot de Morfontaine tour à tour drôle ou inquiétant, au timbre clair et au caractère aiguisé. Peu épargné par la créatrice des costumes, Pierre Doyen (qui a déjà incarné Lescaut à plusieurs reprises) campe un de Brétigny au timbre séducteur et à la scansion fougueuse.
Dans le trio des demoiselles, Cassandre Berthon (Poussette) dispose d’une voix sonore et acidulée, Alix Le Saux (Javotte ) expose une voix de mezzo-soprano épaisse et souple et Jeanne Ireland (Rosette) présente une voix large au métal chaud. Philippe Rouillon vend le pâté de l’Aubergiste avec panache, d’une voix large et caverneuse. Enfin, les deux gardes, Julien Joguet et Laurent Laberdesque, se montrent bien ensembles et compréhensibles.
Dan Ettinger est applaudi debout par les musiciens de l’Orchestre de l’Opéra de Paris à la fin du spectacle. Ses gestes amples produisent de fait de grands élans, qui tendent toutefois à couvrir les voix des solistes et à appesantir les passages festifs, mais qui se révèlent à leur avantage dans le ballet. Le Chœur manque hélas cruellement de précision rythmique, ce qui produit un son mat, gagnant toutefois en couleurs au fil de la soirée.
Cette représentation étant initialement prévue pour être la seconde, le metteur en scène ne vient pas saluer à l’issue du spectacle, mais les protagonistes reçoivent un accueil très enthousiaste du public, Benjamin Bernheim obtenant même une véritable ovation.