Les Pêcheurs de perles à la Philharmonie de Paris
Le chef-d'œuvre de jeunesse composé à 24 ans par Bizet est certes incomparablement moins populaire que son ultime chef-d'œuvre lyrique (Carmen créée l'année de sa mort, à 36 ans), mais Les Pêcheurs de perles ont toutefois connu des représentations fascinantes de très récente mémoire, et rien que ces deux dernières années : la mise en scène de FC Bergman appréciée à Lille et en Flandre, celle d'Éric Perez et Olivier Desbordes à Clermont-Ferrand et Vichy, celle de Bernard Pisani à Toulon, Nice, Reims, Limoges et celle de Yoshi Oïda à Liège et Bordeaux. L'opus connaît aussi une belle vie et actualité sans mise en scène : au disque avec la récente version de référence chez Pentatone (avec l'Orchestre National de Lille, Alexandre Bloch, Julie Fuchs, Cyrille Dubois, Florian Sempey, Luc Bertin-Hugault) et comme ce soir à la Philharmonie de Paris en version de concert.
Pour traduire sans mise en scène le voyage merveilleux vers l'île de Ceylan, l'Orchestre de Picardie-Hauts-de-France (qui officiait justement en janvier dernier pour cet opus à Lille), devient une mer musicale et un navire de couleurs impressionnistes. La flûte argentée lève l'écume précise et filée à l'unisson des bois tels les zéphyrs sur l'Océan, les percussions forment les roulis sur les trombes de cuivres et dans les vagues de cordes. Suivant la direction aussi précise que raffinée de leur timonier Arie van Beek, ils accostent sur les rivages de Ceylan où les attend un chœur très en place (indispensable pour les rythmes exotiques). C'est, de manière a priori très étonnante, un "Chœur de chambre" (celui de Rouen, préparé par Frédéric Pineau) qui est engagé pour ce concert, mais fort heureusement, cette "chambre" (synonyme d’habitude d'une douzaine de musiciens au maximum, comme en musique de chambre) est bien vaste puisqu'elle accueille une cinquantaine de choristes, ce qui est fort bénéfique étant donnée la place capitale et la richesse des phalanges vocales dans cet opus. Les couleurs et harmonies y sont nettes et précises, mais certes aussi en raison d'un manque d'épaisseur vocale en particulier chez les soprani et d'un souffle raccourci en particulier chez les ténors. L'ensemble est néanmoins appuyé sur le soutien discret des contralti et des basses.
Hélas, le vaisseau orchestral prend parfois l'eau sur de sombres esquifs : le quatuor à cordes est désaccordé, les entrées de cuivres sont généralement mal embouchées et le pupitre de cors en particulier offre une performance tout simplement catastrophique. L'auditeur dans un état de gêne ne sait s'il doit être davantage surpris par ces sons tous faux et déraillant ou par le fait que la chanteuse qu'ils "accompagnent" ne perde pas sa justesse.
Le voile de mystère entourant la Princesse de Brahma est d'abord renforcé par le fait que son interprète est la seule à ne pas entrer au début du concert. Tous chantent ses merveilles, attisant le désir pour cette déesse demeurant au fond de son temple saint (les coulisses en l'occurrence). Puis elle entre au milieu du premier acte, alors que le chœur s'exclame "C'est elle, c'est elle, elle vient ! On l’amène ici ! La voici !" renforçant d'autant l'effet de sa somptueuse robe bleu marine parée de brillants et de la voix seyante d'Angélique Boudeville. La charpente veloutée de son médium architecture tout son ambitus dans des appuis lyriques. Elle peut ainsi élargir le grave comme projeter l'aigu avec l'assurance d'une lance vocale, dans cette partition redoutable où la voix de l'héroïne doit jaillir du grave à l'aigu et replonger vers le grave en une même phrase, dans le même caractère par lequel elle marie la pureté de la prêtresse et la passion amoureuse ("Je te maudis, Je te hais et je l'aime à jamais ! La victime est prête ! Pour moi s'ouvre le ciel !"). Cela étant, la grande rondeur de son articulation estompe chez Angélique Boudeville la précision des phrases, alors qu’à l'inverse, ses vocalises très droites brisent encore la souplesse des ornements.
Le ténor samoan Amitai Pati en Nadir sculpte l'ornement du timbre avant le corps du chant, le lustre de la perle avant sa matière. La voix est ainsi très couverte, pincée et clairette mais ses couleurs bel cantistes se serrent dès le mezzo forte (la voix se tube alors dans le grave et menace de déraper dans l'aigu tendu, fatiguant vite). C'est dans le mezza voce et le mezzo piano que le ténor fait son miel et son collier de perles, or ce sont fort heureusement un placement et des nuances seyantes à merveille au sublime "Je crois entendre encore", qu'il file sur une voix mixte et même un falsetto tendrement appuyé (chaleureusement applaudi).
Jean-Sébastien Bou incarnant Zurga est le premier soliste à intervenir, ce qu'il fait d'abord comme il sied, d'une voix de stentor. Le grave est cuivré même si les notes les plus basses sont peu projetées, l'aigu est couvert mais écourté. Lorsqu'il essaye de pousser le volume outre-mesure, la voix déraille et tressaute, retrouvant son assise par le caractère d'un persiflage diabolique. Conscient de ce souci, il diminue volontairement le volume en duo avec le ténor pour jouer d'un effet decrescendo expressif mais qui devient inaudible, même pour le public face à lui (sans parler donc du public placé derrière les chanteurs, dans cette Philharmonie en vignoble). Les deux chanteurs laissent en somme la parole à la harpe placée et surtout au flûtiste solo (François Garraud) onirique et guidant toute la partition ou en passant le relais à la hautboïste (Maryse Steiner-Morlot). Jean-Sébastien Bou ménage ses forces pour des passages moins exposés. Ce Zurga se trouve comme un pêcheur sur l'eau dans les passages entre les airs, qui chez Bizet rappellent des récitatifs secs : un accord orchestral ponctuant un arioso idoine pour ce baryton-conteur. Enfin, il reprend sa matière vocale pour sa poignante prière du dernier acte ("Pardonnez à l’aveugle rage, Aux transports d’un cœur irrité !") et le volume retrouvé ravive les couleurs sombres et chromées.
Enfin, Patrick Bolleire est très penché sur son pupitre très baissé (parfois descendu au niveau de ses genoux, comme pour s'assurer d'avoir pied sur le rivage de Ceylan). Cela lui donne une attitude sombre et menaçante ainsi qu'un timbre rauque seyant au Grand-prêtre de Brahma (Nourabad) mais limitant d'autant volume et projection, mais aussi le contact avec l'auditoire et ses camarades.
Lorsqu'il se redresse, le village est en flammes et Zurga pleure son amour Leïla, enfui avec Nadir : les images que se représente le public dans cette version de concert, qu'il acclame.