Le Pirate à l’abordage de Monte Carlo
Depuis 2018 et sa mémorable reprise à La Scala avec Sonya
Yoncheva dans le rôle principal (notre compte-rendu), l’opera seria de Bellini, tombé
dans un relatif oubli depuis plusieurs décennies, revient sur le
devant de la scène dans de nombreuses maisons, parmi lesquelles
l’Opéra de Paris qui l’avait programmé en décembre
dernier avec un casting stellaire (Tézier, Spyres, Radvanovsky).
Ces représentations n’ayant jamais eu lieu suite aux mouvements sociaux, les aficionados du belcanto pouvaient trouver refuge en ce
mois de mars dans les rangs de l’Auditorium Rainier III à Monaco
pour deux représentations de ce chef d’œuvre en version de
concert également.
Dès l’ouverture, l’oreille est flattée par la texture précise et voluptueuse de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo. Le chef Giacomo Sagripanti lui insuffle une incarnation tantôt épique, tantôt intimiste. La connaissance du répertoire belcantiste transparaît dans la subtilité des nuances et dans le naturel des changements de rythme. L’acoustique de l’Auditorium, très adaptée à ce type d’ensembles, magnifie le tout. La légèreté sautillante des bois répond à l’onctuosité des cordes, les sombres percussions annoncent les drames à venir et la harpe soliste rappelle volontiers le répertoire de Donizetti, qui s’inspirera du Pirate pour sa Lucia di Lammermoor en 1835. Le Chœur maison, très sollicité par la partition, est préparé par Stefano Visconti. Il impressionne par son ampleur : parfois d’une ferveur religieuse, souvent d’une rage guerrière, il brille par sa solidité et sa constance.
Les trois petits rôles solistes s’avèrent tous convaincants : à commencer par Claudia Urru, qui confère de la noblesse au personnage de la servante Adèle par son timbre léger mais généreux et son vibrato élégant. Reinaldo Macias, habitué de la maison, interprète Itulbo, lieutenant de Gualtiero. Son timbre rond et lumineux tend à être recouvert par l’orchestre, mais c’est peut-être plus le fait de ce dernier que de l’artiste. Enfin, le timbre profond et solennel d’Alessandro Spina confère à Goffredo la stature du mentor attendu, bien que les notes les plus graves soient atteintes avec une projection moindre.
Dans le rôle d’Ernesto, le traditionnel baryton empêcheur de tourner en rond, Vittorio Prato remplace au pied levé George Petean, souffrant. La voix est ample, la souplesse est toute belcantiste, le timbre s’avère étonnamment clair dans le premier acte, mais le chanteur retrouve dans le deuxième acte une sombre couleur plus conforme à ce type de personnage. En outre, la projection est parfois limitée : lors du trio final, il peine par exemple à se distinguer vocalement. Cela nuit de fait à la terreur et au respect qu’Ernesto est censé engendrer, ce que rappelle régulièrement le chœur.
Celso Albelo incarne Gualtiero, Le Pirate du titre. Face à une partition ardue, il fait montre dès les premières scènes de beaux aigus guerriers (le do passe avec justesse, le ré en force). D’autres incursions dans le suraigu sont moins heureuses, avec quelques imprécisions et des passages en falsetto qui semblent fortuits. Mais le ténor sait aussi transmettre la rage du désir de vengeance et son sacrifice final, tout en nuances, touche le public malgré les travers de son personnage. Sa diction, excellente, reste très théâtrale et donne hâte de le voir dans le même rôle, sur scène, à Palerme.
Enfin Anna Pirozzi trouve dans le rôle central d’Imogène un défi à la hauteur de sa tessiture : les contre-uts s’enchaînent presque dans la simplicité tandis que les graves revêtent une chaleur inquiète. Les ornementations et les staccati se succèdent avec agilité et musicalité. À peine pourra-t-on noter une absence de liant dans certaines phrases. Si la projection est enthousiasmante, la soprano ne tombe pas dans le piège de la surenchère et sait distiller toute la palette de ses émotions, du pianissimo tourmenté aux fortissimi des abîmes de la folie.