La Dame de Pique à Nice, carte maîtresse d’Olivier Py
Un partenariat prometteur est orchestré par la Région Sud afin de mutualiser les ressources logistiques, économiques et surtout artistiques du territoire lyrique, et lui permettre de gravir les marches d’une plus grande échelle. Il est auguré par le choix d’une œuvre complexe, au surnaturel sulfureux, et qui rappelle la fascination réciproque entre la Russie des Romanov et la France des Bourbons, entre crépuscule d’un monde et aube révolutionnaire. Le frère de Tchaïkovski s’inspire, pour le livret, de la nouvelle éponyme de Pouchkine. Le compositeur lui ajoute, par la musique, sa noire magie.
Avec Olivier Py, le surnaturel y cède à l’hallucination, la fiction à l’addiction. Sa conception scénique propose un entrelacs de signes (noirs et blancs), au service respectueux d’un opus qui lui-même se prête aux jeux multiples de la mise en abyme : théâtre dans le théâtre de chorégraphies pantomimes et autres moments de purs divertissements rococos propres à la cour versaillaise. Cette mise en abyme est course à l’abîme dans un opéra traversé dès les premières notes de l’ouverture par une sensation d’urgence vaine : risquer sa vie au jeu, alors que les jeux sont faits, et que rien n’ira plus, jamais. Il se passe constamment plusieurs choses sur le plateau, mais la cohérence visuelle est toujours préservée. La direction d’acteurs, admirablement suivie par les protagonistes, allie théâtralité monumentale (la référence constante semble être la statuaire grecque) et mouvements naturellement vivants (la palme, de ce point de vue, en revient à Lisa).
Le spectacle est une apothéose de la danse (saisissant Jackson Carroll), strate artistique qui vient déployer le journal intime d’un aveu impudique, désir corporé d’un corps masculin, que le compositeur ne parvient pas à sublimer. Il est ce danseur étoile noire de la mélancolie, dont les gestes expriment l’enfermement progressif d’Hermann dans l’addiction, homme double de Tchaïkovski.
Les décors et costumes unichromes (de toutes les nuances gothiques de la cendre) de Pierre-André Weitz sont l’épiderme sensible de la scène. Une structure à deux étages, offerte au regard du public, permet l’alliage de la densité et de la lisibilité, la superposition des espaces imaginaires ou vécus, les éclatements identitaires, grâce à des dispositifs coulissant horizontalement (parois) et verticalement (tentures). Un grand salon calciné, avec ses cendres et ses vitrages explosés par le souffle d’un dynamitage, s’ouvre sur fond de grands ensembles HLM ou staliniens, ou de pellicules plastifiées sur lesquelles viennent miroiter les faisceaux mobiles de projecteurs exhibés comme des protagonistes à part entière (Bertrand Killy). L’espace palpite ainsi entre réel et imaginaire, entre nuées spectrales et ciel éteint. Trois meubles essentiels et réversibles se déplacent au gré des tableaux scéniques : le piano, le lit, le cercueil, comme autant de boites noires à jouer, aimer, trépasser (trois cartes dans le désordre).
La distribution, en majorité russophone, offre une homogène poignée d’interprètes. La Lisa d’Elena Bezgodkova est un personnage déjà pétri par la vie (ce n’est pas la jeune héroïne d’Onéguine). Elle est cette victime promise au néant, déjà et toujours au bord du gouffre. L’aisance scénique et vocale de la chanteuse font d’elle absolument Lisa. Sa voix, royale, amplement fruitée, et son engagement physique, lui permettent d’absorber les chocs énergétiques de ses deux amants.
Sa grand-mère, la Comtesse pétrifiante de Marie-Ange Todorovitch, est cette auguste Vénus moscovite, femme sans âge, déjà auréolée d’ombre. La chanteuse, transfigurée physiquement et vocalement, manie une voix souveraine dans le russe, à l’étrange vérisme dans le français, le tout nimbé de réminiscences à l’érotisme à peine voilé. Eva Zaïcik, offre son grave aisé à Pauline et Milovzor. Ces rôles, genrés, dans tous les sens du terme (musical et sexuel), reposent sur la capacité, théâtrale comme vocale, de la chanteuse à investir avec plénitude et suavité sensuelle voire coquine les interstices opératiques. Les Prilepa et Masha d’Anne-Marie Calloni, complètent d’un fin soprano, à la lumière claire et transparente, ces mêmes espaces intermédiaires. La solide gouvernante de Nona Javakhidze vient clore ce casting féminin, qui annonce la couleur, grise, blonde, rousse ou brune de leurs cheveux.
Hermann est composé par un Oleg Dolgov, épidermique, à la voix libre, de l’aigu projeté jusqu’au parlando déchiré, capable d’osciller entre douce étoffe de flanelle et terre de braise. L’acteur, solidement ancré sur les deux colonnes de ses jambes, retient la nuit de sa folie dans les limites d’un jeu vraisemblable et qui attise davantage la part de mystère du récit. Le Comte Tomsky, qui assure également le rôle de Zlagator, est le barytonant Alexander Kasyanov. Ce « démon de l’enfer », à la prestance physique débonnaire et inquiétante, donne à son personnage ambivalent un timbre d’un corsé doucereux qui s’insinue profondément dans les tympans. Le Prince Yeletski est Serban Vasile, plein et entier. Il sait se tenir sur son quant à soi, avec une monumentale et monolithique noblesse, pour mieux confier l’ouverture émotionnelle à la seule ligne vocale, projetée avec l’exactitude de la flèche. Les autres rôles masculins offrent une palette de timbres soigneusement assortis, tel le ténor d’Artavazd Sargsyan en Chekalinsky. Le caverneux Sourine de Nika Guliashvili vient offrir un contraste saisissant avec le noir plus luisant de Tomsky. Christophe Poncet de Solages, en Tchaplitski/Maître des cérémonies, tient pleinement le balai/ballet de ses rôles enjoués, tandis que le Naroumov de Guy Bonfiglio est un digne comparse de jeu.
L’Orchestre Philharmonique de Nice est placé sous la direction de György G. Ráth. La gestique est ample, puissante, et contient, sans faiblir une seconde, le bouillonnement intérieur de la partition, scandée par l’enchaînement psychologique des situations. Elle embrase les vastes gerbes sonores de l’orchestration russe et pastiche la délicate rocaille classique de la Pastorale mozartienne. L’orchestre est le roi de pique de l’œuvre, arcane majeure d’une composition conçue comme un véritable opéra pour orchestre. Les interventions concertantes des bois, du piccolo à la clarinette basse, des cuivres, de la trompette au tuba, s’enlacent aux rubans chauds des violoncelles, largement sollicités.
Les chœurs niçois (Giulio Magnanini et Philippe Négrel pour les enfants) et toulonnais (Christophe Bernollin) sont réunis dans une vocalité puissante et juste, d’autant plus saisissante que leurs visages se laissent apercevoir derrière les tessons des vitrages soufflés. Quelques micro-décalages sont là pour inviter le public à l’intérieur de la mécanique complexe d’un dispositif qui ne peut s’allumer que progressivement.
La fin de cette partie est accueillie avec enthousiasme par un public niçois qui s’est visiblement pris au jeu de cette rencontre entre les forces lyriques les plus vives du Sud.