Un Voyage d’hiver au Théâtre de l’Athénée-Louis Jouvet
Le
long voyage entamé par Schubert en 1827 sur les 24 poèmes de Wilhelm Müller, un an après une profonde dépression et avant sa propre
mort a donné naissance à un des cycles de Lieder les plus
connus et les plus poignants de la musique romantique allemande. Ce voyage raconte le chemin inexorable de
tout être humain vers sa destination finale. C'est aussi une métaphore du
déracinement d’un voyageur aliéné socialement et affectivement, mais aussi une symbolique de l’hibernation et de la renaissance de l’âme
humaine par sa potentialité créatrice. C’est ce qui fait du Voyage d’hiver une des
œuvres phare de la musique de l’intime.
Le metteur en scène Christian Gangneron l’a bien compris, en offrant en une heure de spectacle une plongée dans l’ambivalence de la vie et de la mort rendues indissociables, avec des lumières blafardes, crues, rasantes et crépusculaires signées Nicolas Roger, qui installent l’aboutissement implacable du cheminement hivernal dès l’entrée des artistes sur le plateau. Et en réduisant à sa substantifique moelle le propos du poète et du compositeur en une opposition de blancs crèmes et de noirs mats qui résument le combat d’Eros et de Thanatos (Amour et Mort) sur la scène de l’Athénée, le metteur en scène prouve ici son sens de l’épure et son art de se débarrasser des artifices pour aller à l’essentiel.
Pour ce faire, ils se sont choisis délibérément avec une chanteuse familière des chants d’exil et d’errance à travers l’Europe et un pianiste improvisateur qui se joue des frontières entre jazz et classique, pour sortir du contexte sacralisé du chanteur lyrique et de son accompagnateur fétiche, en optant pour un précipité de l’œuvre schubertienne aux accents résolument contemporains et novateurs. Et pour le public, la magie opère de façon surprenante.
Noëmi Waysfeld délivre une composition extrêmement saisissante de ce voyageur étranger qu’elle s’approprie quasiment immédiatement, avec une voix de cabaret assumée, aux teintes fragiles et à l’aigu ténu, mais avec une exigence dramatique soutenue de bout en bout, notamment dans les parties parlées, sur un texte d’Elfriede Jelinek, où elle devient tour à tour animal blessé, femme fatale, oiseau de mauvais augure et soleil languissant. Elle captive l’assistance lors de certains paroxysmes dramatiques, sur le terrible Eine Strasse muss ich gehen, die noch keiner ging zurück (Je dois me rendre en un lieu inconnu, dont personne n’est jamais revenu) à la fin de Der Wegweiser, ou encore lorsqu’elle s’affaisse au sol à la fin de Das Wirtsthaus quand Müller fait de l’auberge un cimetière où le voyageur peut enfin trouver le repos. L'auditeur regrette juste dans les parties chantées un manque de consonnes explosives et de pureté des voyelles qui font toute la beauté de la langue germanique.
Guillaume de Chassy n’est pas en reste. Son jeu inventif et précis se déploie au fil des numéros avec une musicalité très aboutie. Son sens de l’accompagnement à la micro-seconde près des inflexions de la chanteuse est remarqué. Il propose des superpositions d’accords très notables sous Le Tilleul (Der Lindenbaum), ou des dissonances troublantes Sur le Fleuve (Auf dem Flusse) qui offrent une prolongation de la musique de Schubert, inattendue.
La douloureuse itinérance des deux protagonistes est accompagnée en toile de fond par une vidéo de Lionel Monier à la fois simple et belle qui suit la silhouette de la voyageuse, et où le texte défile, s’amplifie, se brise, s’écoule en larmes glacées ou en éclatement de flocons suivant les phrases du poète dans un effet onirique bienvenu.
Certaines images resteront longtemps en mémoire, comme ce moment crucial dans Der Greise Kopf où Noëmi Waysfeld retire sa perruque blonde pour apparaître en Némésis brune sur les mots "Da meint ich schon ein Greis zu sein, und hab mich sehr gefreuet. Doch bald ist er hinweggetaut, hab wieder schwarze Haare" (J’ai bien cru grisonner et m’en suis réjoui, mais le givre s’est mis à fondre, noire est ma chevelure), ou encore lors de cette danse obsédante et rituelle à la fin de "Der Leiermann" (Le joueur de vielle) où la chanteuse meurtrie se blottit dans les bras de la mort incarnée par le pianiste avant le noir final.