Yvonne, Princesse de Bourgogne revient ronger ses os dans son Palais Garnier
L'ambiance semble à la fois coutumière et surréaliste, à l'Opéra de Paris et dans ce spectacle. Le public entre dans le Palais Garnier, incrédule pour une bonne part que la représentation ait bien lieu, en cette période rudement marquée par les grèves et les inquiétudes liées au virus, heureux nonobstant de retrouver ses ors et velours. De (re)découvrir de la même manière ce conte familier et absurde, rieur et cruel : Yvonne, Princesse de Bourgogne. Le spectacle tragi-comique peut (re)commencer.
Il était une fois Yvonne, qui allait devenir Princesse de Bourgogne parce que le Prince l'aimait. Sauf qu'il ne l'aimait pas, du tout. Il essaya un moment pour de faux, mais en fait ce Prince ne l'avait jamais aimée, bien au contraire : par un défi d'une cruauté aussi candide qu'insoutenable (la définition de bien des contes de fées), pour se montrer à lui-même, montrer à ses parents et à son Royaume qu'il était libre de faire ce qu'il voulait, il avait choisi cette femme parce qu'il la trouvait laide, sans le lui dire à elle bien sûr, pour les faire tous enrager. L'ignoble synopsis de cette pièce de théâtre Yvonne, Princesse de Bourgogne (d'ailleurs adaptée en opéras par trois autres compositeurs notables : Boris Blacher, Ulrich Wagner, Zygmunt Krauze pour sa puissance anti-lyrique) rappelle également deux films : Docteur Popaul (1972) de Claude Chabrol avec Jean-Paul Belmondo (qui défend "la beauté morale uniquement présente chez les moches" [sic-k]), ou le film américain de 1991 Dogfight avec sa bande d'affreux individus se lançant une cruelle compétition avant de partir à la guerre du Vietnam, à qui séduira la plus "laide" des femmes.
Yvonne est ici incarnée à nouveau par Dörte Lyssewski, la seule à reprendre son rôle depuis la création de l'opus. Comme si elle était restée, depuis, inéluctablement condamnée à souffrir ainsi. Cette imprégnation du personnage se ressent dans sa performance, acclamée alors qu'ingrate dans tous les sens. Seule à ne pas chanter, parlant à peine et par quelques mots émis comme des borborygmes, elle mime le portrait touchant de cette marionnette sacrifiée sur ce théâtre de la cruauté.
La souillon dont l’anoblissement, loin d'une récompense, est comme un ultime outrage, rejoint la galerie tragique et absurde des rôles-titres quasi-muets... à l'Opéra (pourtant l'art du chant par excellence) : comme La Muette de Portici, Silvana de Carl Maria von Weber, plus récemment The Mute Canary (2018) de Rudolf Komorous et Koma créé l'année dernière à Dijon, comme Rusalka surtout. La deuxième partie des deux opus est en effet identique : Le Prince (chez Dvořák comme chez Boesmans) préfère finalement embrasser une autre (Princesse étrangère/Isabelle) sous les yeux de la victime muette qu'il a sacrifiée d'une fausse promesse d'amour (Rusalka/Yvonne).
Le décor (Richard Peduzzi) est aussi triste et inéluctable que cette histoire, avec la même pointe d'espoir cruel : un voile nuptial a certes remplacé le mur capitonné et Yvonne se prélasse dans un lit à baldaquin, chouchoutée de tous, mais cette extase fugace disparaît bientôt et le dernier acte revient au décor du premier, avec ses arrêtes brutes, ses couleurs cendre et terre. Cependant, les mouvements de scène assez systématiques (toutes ces entrées en tapinois, ces montées et descentes d'escalier) abusent du systématisme des contes.
Constamment en voix, en verve et en goguette scénique, Laurent Naouri (succédant à Paul Gay pour incarner Le roi Ignace) se taille la part du lion. Captant l'attention au fil de l'ouvrage, la performance paraît en pleine adéquation avec son personnage : désinvolte Roi Ubu en jogging-survêtement, puis en peignoir de boxer. La voix suit puissamment et subtilement toutes les inflexions du caractère, faisant mine de cajoler Yvonne lorsque son fils déclare l'aimer, pour mieux la faire mourir lorsque le Prince change de passion. Éclatants ou arrondis, ses accents sont riches et le phrasé parfaitement intelligible.
Julien Behr (succédant dans son rôle à Yann Beuron) joue le Prince Philippe d'une manière blasée, renforçant paradoxalement sa cruauté, presque désintéressée. Idem pour la voix : ce qui peut passer pour un manque de tonus révèle d'autant mieux la sûreté de son grave (très requis pas la partition) et d'un aigu lyrique constamment appuyé et couvert. Ses deux sbires, entre le chapelier fou et l'orange mécanique, sont toniques et sonores. Loïc Félix très accentué et appuyé mais au timbre épais de ténor, Christophe Gay nourrissant constamment son volume et sa matière barytonnante à la mesure du plateau.
La Reine Marguerite de Béatrice Uria-Monzon (qui succède à Mireille Delunsch) a d'abord la voix aussi corsetée que sa tenue, très resserrée à la taille. La matière vocale pourtant riche ne demande qu'à s'épanouir, voire déborder et son immense vibrato saute par-dessus le médium, pour embrasser le grave et l'aigu. La projection est mesurée mais aussi constante que l'intensité vocale, puis elle déploie un impressionnant aigu lyrique emplissant le palais de couleurs et de matière. La voix s'épanouit encore dans un grand air, "Souplesse, Caresse" mais finit par fatiguer.
Jean Teitgen, un mois après sa toute première venue à l'Opéra de Paris (à Bastille pour Les Contes d'Hoffmann), prolonge ainsi d'emblée ses débuts avec sa première production à Garnier. Devant sa prestation vocale, l'auditeur s'étonne toujours qu'il n'y ait pas débuté plus tôt. Scéniquement, sa partie n'est pourtant pas aisée, devant incarner le chambellan apathique de sa Majesté. Droopy avec une livrée traînant par terre, la voix très endurante reste structurée et ronde, tous les phrasés richement timbrés : ce chambellan n'a jamais le chant bêlant.
Faisant avec cette production ses débuts à l'Opéra de Paris, Guilhem Worms se saisit pleinement du rôle court mais central de l'Innocent. Se révoltant contre l'injustice, lui qui aime véritablement Yvonne est la voix de la raison (la voix raisonnante et résonnante de son baryton-basse) offrant un moment de vérité et de beauté dans ce monde cruel. Même dans l'intensité d'accents fermes et riches, la ligne vocale sonne souple et racée, le phrasé lié. D'autant qu'il offre une incarnation en legato également, un personnage progressivement envahi par la jalousie et la noirceur, repoussé par Yvonne parce qu'elle aime le cruel Prince.
Le manque de grave dans la voix d'Antoinette Dennefeld limite la sensualité de son personnage Isabelle, qu'elle joue pourtant très séductrice, autant lorsqu'elle repousse d'abord les avances du Prince que lorsqu'elle les attise sous les yeux d'Yvonne, dans son lit même.
Le mendiant grimé en Quasimodo est le ténor (choriste maison) Taesung Lee, lyrique mais incompréhensible (le rideau non encore ouvert lors de son intervention cache alors les sur-titres). Les deux tantes, pour renforcer leur contraste comique, exagèrent leurs jeux et leurs voix : Fernando Escalona dans un côté épileptique travesti mais dont le contre-ténor est sonore, Blandine Folio-Peres aussi stricte que sa veste et corsetée dans le souffle (sauf lorsqu'elle s'exclame : "Pourquoi ne fais-tu pas du ski", l'autre tante mimant alors un parcours de bosses).
Les trois dames se crêpent le chignon tout en sachant rester lyriques. Même pour se moquer entre elles de leurs "implants mammaires" et "lèvres siliconées", Marianne Chandelier conserve sa grave lumière vocale, Silga Tīruma une pureté effilée comme un rasoir, et Pranvera Lehnert son placement rythmique. Enfin, Marc Léonian est un très discret mais appliqué valet Valentin.
La direction de Susanna Mälkki, ferme et tonique, guide l'Orchestre maison avec une constante précision. La fosse peut ainsi déployer l'immense richesse de cette partition, empruntant à autant de styles musicaux que le livret convoque de genres littéraires. Valse, menuet, tragédie lyrique à la française, épisode romantique italien, mélodie française sur bois chambristes à la Poulenc et une flûte Debussyste, élans de cabaret et variété de timbres, tissent pourtant un fil rouge mélodico-narratif : très cinématographique aussi, entre ambiance inquiétante et bruitages. Le chœur est vocalement une cour discrète comme il sied, et par contraste avec des costumes (Milena Canonero) les plus bariolés.
Finalement, Yvonne meurt littéralement sur son banquet de noces, littéralement dans le poisson-victuailles avec lequel elle s'étouffe, l'immense poisson qui avait enfin allumé l'étincelle d'un sourire dans l'œil de cette Princesse sacrifiée par la cruauté du monde. Les pécheurs et les pêcheurs se confondent pour la pleurer avec les larmes de crocodile d'un Lacrimosa. Le Roi allume un cigare.
Avant le lever du rideau, alors qu'était diffusé le message syndical désormais coutumier, le public s'était partagé entre applaudissements et huées, mais mesurées. C'est avec bien plus d'enthousiasme et unanime qu'il applaudit le spectacle au baisser de rideau et rappelle ses artistes.
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