Nouvelle Trilogie Mozart-da Ponte à La Monnaie : Les Noces de Figaro, mathématiques humaines
La révolution sexuelle est proche, magnifiée par la musique mozartienne sous la direction musicale d’Antonello Manacorda en garde partagée (direction alternée) avec Ben Glassberg (tout juste nommé Directeur musical de l'Opéra de Rouen) : un résultat étonnant, hybride et jusqu’au-boutiste.
Premier épisode. Le Nozze di Figaro. Action.
Nous sommes au cœur du passage entre l’ancien et le nouveau régime sexuel” Eva Illouz, sociologue
Un immeuble cubiste façon carré blanc de Malévitch qui tourne et quelques fenêtres teintées qui s’ouvrent enfin sur une œuvre de Mondrian, ou peut-être la cabane éclatée de Buren. La vie se met en place, peu à peu et dans la vision d’ensemble qu’offre ce grand immeuble qui s’agite, le clin d’œil à La Vie mode d'emploi de Georges Perec vient troubler le silence visuel. Chacun s’active dans une unité de temps (24h), unité d’action et de lieu, la scène porte le tourbillon des vies et des vices. Le casse-tête amoureux se met en pièces. Les marches relient chaque scène à la manière d’un escalier impossible d’Escher, et bien au centre de cet immeuble sens dessus-dessous, un écran diffuse en continu une actualité autour de chaque personnage.
#balance ton livret
Orthophoniste, youtubeuse, femme de ménage ou bien magistrat et architecte... tous se projettent sur écran HD, sont "binge watchés". Le quotidien devient un art, où les histoires banales d’amour peuvent nourrir un opéra d’un sujet tragique. L’opéra se modernise et tend surement, malgré lui, vers une normalisation et une globalisation des arts : la mise en scène rappelle un sitcom voyeuriste, un Loft sans Loana et cependant soulève des sujets sociaux graves. La prise de risque est grande à s’atteler à la sordide routine, grâce à Mozart, da Ponte, Beaumarchais.
Les problèmes de l'Ancien Régime gardent pourtant sens dans la transposition Bruxelles 2020 : les questions d’autorité masculine, cisgenre, fluidité sexuelle, binarisme et féminisme. Le fond de la pièce reste inchangé, et dans une vicieuse accumulation de petits détails, se met en place le jeu consistant à retrouver comment les personnages classiques sont mutés dans ce monde moderne. Conflits des classes, quêtes éternelles de l’amour insatisfait et revendications transidentitaires : la machine narrative dresse une cartographie, un système mathématique des jeux de séductions où tout devient possible. Le projet est servi par un casting très fin et décomplexé. Le Comte Almaviva, grand seigneur sadique et dégénéré, se retrouve au cœur de la tempête #MeToo (s'attaquant au droit de cuissage).
Derrière la pertinence des sentiments humains originellement dépeints par Mozart (amour de la malice féminine et noblesse d’âme ou d’esprit, face au danger masculin décrié), cette trilogie sonne comme une ode à la femme, un peu à l’homme aussi et surtout à la zone grise des sexes libres. Si la subtilité des personnages réside dans leur caractère et leur fougue amoureuse, il en va de même pour leur attrait physique, tout aussi modelé et permutable. Cherubino devient un(e) jeune adolescent(e), plein(e) de doute et de passion pour l’amour-même, dépeint façon 2020, jean chaînettes-casquette-baskets, la Comtesse Almaviva une figure délaissée d’amour et solitaire (forte ressemblance à Anne Sinclair-DSK).
Cette quête de permutabilité sort encore renforcée par le fait qu'un seul casting est programmé pour les trois opéras de Mozart. Par ce travail au long cours, chacun joue de "caméléonisme" et nourrit son rôle au sein d’un nouvel esprit de troupe, jusqu’à partager certains des airs les plus significatifs de la pièce avec un jumeau (un autre soliste reprenant quelques notes).
"Le partage des airs est certes une légère intervention dans la musique. Mais nous nous donnons ainsi la possibilité d’être un peu plus clairs ou de proposer des ouvertures” Antonello Manacorda
Côté fosse, l’orchestre se trouve magnifié par le Directeur musical Antonello Manacorda. Le public bruxellois avait pu dernièrement profiter de sa baguette adéquate pour une Flûte enchantée politisée et réécrite il y a deux saisons, ici l’intervention est plus légère, et sert la pièce d’une belle signification. La partition sonne vive grâce à l’Orchestre Symphonique de la Monnaie, légère d’une frivolité suspendue, et d’un lyrisme Mozartien. Les airs les plus connus sont neufs, malicieux. L’interprétation de la partition sert le propos social de la musique et rappelle sa psychologie, loin d’une gentille musique, mais plutôt à l’image de l’homme, fougueuse et parfois insolente.
Fougueux projet donc, qui se trouve porté par un casting de choix. Figure classique de l’opéra mozartien, la jeune femme malicieuse et habile qui vient à bout des méfaits masculin trouve en Sophia Burgos une voix soprano déployée, riche et surtout très vive. La jeune Suzanna marque son rôle d’une prestance et d’un naturel qui anoblit son personnage avec beaucoup de grâce. Bien souvent féminine, cette grâce prend un ton de clarté et d’ornementation vocale enlevée et très acidulée. Le rôle est prenant mais son interprète tient la longueur avec une vivacité maîtrisée. Accompagnant la jeune femme, Figaro est personnifié par le baryton Alessio Arduini (qui remplace en dernière minute Robert Gleadow, blessé durant un jour de repos). Très lyrique, puissant et vif d’un phrasé bel canto, le chanteur fait vivre Figaro avec un classicisme rassurant, et pourtant une petite liberté contemporaine. La gestuelle du chanteur et la connaissance de sa partition lui confèrent une maîtrise rythmée, naturelle et légèrement pincée, les arias sont travaillées et balancent avec la modernité de la mise en scène.
Plus sombre et inquisiteur, le Comte Almaviva marque son rôle par une prestance et une noblesse supérieure. La voix de Björn Bürger est assise, profonde malgré quelques graves bouchés. Le baryton dessine son rôle avec une certaine aisance et les images d’un bellâtre puissant qui profite de son pouvoir commencent à fleurir. Son léger retrait scénique semble toutefois éviter la représentation du mal (mâle) horrible. Sa femme délaissée, la Comtesse Almaviva, prend ici une dimension moins agressive et revancharde, avec Simona Houda-Saturova et l'amplitude de voix très dessinée et riche. Tempérée et tout aussi noble, la soprano marque sa malice d’indolence, femme impuissante d’un amour disparu.
Par un humour décalé et une liberté de jeu, le jeune Cherubino, figuré par la mezzo-soprano Ginger Costa-Jackson reçoit un triomphe du public. La figure déjà travestie du personnage (voix de femme mezzo dans des habits masculins) prend ici une dimension exacerbée, à mi chemin entre chanteur pop adolescent et personnage troublé par son identité transgenre. La voix profonde, très marquée d’un tragique abyssal, baroque et pourtant vive d’un aigu de voix très clair déploie son amplitude émotionnelle. Plus en retrait, la Marcelina de Rinat Shaham semble troublée. La mezzo-soprano dessine pourtant sa voix d’un beau grave mais manque de volume et d'ordre dans le phrasé face à la fosse et aux autres chanteurs. D’un même acabit, le Don Basilio et Don Curzio personnifiés par Yves Saelens manquent de profondeur, marqués par un systématique phrasé haché menu, qui dénote avec le reste de la production.
Riccardo Novaro en Antonio, oncle de Suzanna et jardinier joue d’un grave et d’un phrasé précis. La puissance vocale est notable, le jeu semble facile. Alexander Roslavets (Bartolo), de son côté, dessine son rôle par une voix très puissante, grave et très fidèle au rôle de médecin sûr de lui et patriarcal. Inébranlable, le costume vocal est taillé, sans fioriture, assis pour le registre basse. Enfin, Barbarina est jouée par Caterina Di Tonno marquant son caractère bien trempé, et une brillance de voix remarquée. Le jeu se détache avec naturel, la voix de la soprano vient le souligner avec noblesse.
Affaires à suivre donc, dans le prochain opus-épisode de la saga, Cosi fan Tutte, qui s'affiche baigné de jaune, couleur de la trahison et du manteau de Judas, promesse d’action et de suspens.
Rendez-vous dès demain pour le prochain compte-rendu et à partir du 21 mars sur cette page pour le streaming vidéo de cette trilogie Mozart da Ponte via OperaVision