Les Châtiments, Trilogie de Kafka en création mondiale à l'Opéra de Dijon
L'Opéra de Dijon remplit l'Auditorium de 1.600 places pour pas moins de trois dates (après, de surcroît, une répétition générale pleine de jeunes oreilles attentives) devant un opus contemporain unissant trois sommets de la littérature, aux sens des plus profonds, riches et métaphoriques. La cohérence est indéniable, sur ce point, entre le projet, le texte et la musique : le public est face à Kafka (adaptation Stephen Sazio) comme face à la partition de Brice Pauset (compositeur de cet opéra), confronté à un discours qui a sa propre logique mais totalement paradoxale, d'une inquiétante et familière étrangeté. Les situations et les personnages de ces trois histoires sont Kafkaïens, mélangeant terreur et burlesque, comme cette musique mélange la complexité granulaire avec des musiques de films, à l'unisson d'une mise en scène (David Lescot) entre horreur et Chaplin.
Cette production cinématographique rappelle les influences réciproques entre Kafka et le septième art. Les deux premiers opus sont réunis en deux plans séquence (avec seulement un léger plan de coupe). La scène ressemble à une bobine défilante. Le rideau vertical est baissé à mi-hauteur, des rideaux glissent à l'horizontale dans le sens où à l'inverse des mouvements du plateau -triste 3 pièces bourgeois- qui glisse lui aussi vers un côté ou l'autre (jardin vers cour ou cour vers jardin). Cela anime d'abord les mouvements des personnages, avant de justement montrer leur immobilité figée face aux événements terribles. Le couloir devient la chambre de la créature avec le salon d'un côté (celui de la pression familiale et sociale pour se débarrasser du fils devenu monstre) et de l'autre côté la chambre de la sœur qui joue du violon et l'aime tout de même. La référence aux films d'horreur est incarnée par la créature à l'issue de la métamorphose, entre Elephant Man et Créature du lagon, ramassis rampant de cloques et de chairs en charpie. L'horreur revient après l'entracte, le temps de vider le plateau pour y installer l'immense machine de la Colonie pénitentiaire. Cinématographique également, elle est entre l'usine des Temps modernes de Chaplin (son manipulateur sortira une grosse clé à molette pour réparer les engrenages fumants) et l'échafaud d'un film révolutionnaire. L'officier s'allongeant lui-même -nu- sous sa chère machine finira empalé par les aiguilles censées tatouer sa sentence, elles le soulèveront même dans une flaque de sang (Abdul Alafrez est ici crédité à la "magie").
L'orchestre est à l'avenant, une bande son de film muet avec bruitages de l'action et de la machine, mais unis par une esthétique moderne savamment travaillée. Investissant la grande fosse, l'ample phalange post-romantique est rehaussée de nombreuses percussions et le tout est exploité dans des modes de jeu très variés. Un drone (son sourd tenu) constant assure le fil rouge de cette musique. L'Orchestre Dijon Bourgogne est très riche mais il est très précis et précisément dirigé par Emilio Pomarico. Les équilibres entre les effets et les volumes sont constants. La partition ménage ses cataractes sonores pour des interludes orchestraux, afin de ne pas couvrir les voix. Celles-ci ont toute une ligne continue en arioso suivant la prosodie et la rythmique allemande. Pourtant, les solistes vocaux projetant très peu, ils restent la plupart du temps à la limite du discernable (les sur-titres jouent donc pleinement et constamment leur rôle). D'autant plus regrettable que, lorsque seul reste le drone sonore qui monte alors dans un fin aigu, les voix quasi a cappella présentent leur riche douceur, très articulée.
Allen Boxer porte toutefois bien son nom pour le punch de ses accents vocaux et son endurance, lui qui assume avec une implication constante les trois rôles principaux (Georg/Gregor/Officier). Le baryton rappelle dans la voix et le caractère un Wozzeck qui aurait -différemment- mal tourné, et serait devenu deux autres monstres : celui de la métamorphose et l'officier gambadant sur sa machine de torture. La partition lui offre alors une grande aria cynique à souhait, nostalgique du bon vieux temps où l'on torturait bien mieux.
Michael Gniffke a lui aussi trois rôles, dont il s'acquitte à l'inverse mais également comme il se doit, avec une distance rigoureuse, en observateur représentant la norme sociale (Monsieur Samsa/Le Voyageur), sauf à la fin de son rôle du père dans Le Procès où il saute soudain sur son lit, en transe. L'effet vocal est d'autant plus appréciable et déployé qu'il vient faire entendre une ligne sinon très homogène.
Frieda et Grete représentent la lueur d'espoir dans ce monde affreux, l'éternelle pureté féminine de la jeune fiancée et la jeune sœur. Incarnées l'une puis l'autre par la même chanteuse, elles contribuent ainsi grandement à unir les deux premiers épisodes, a fortiori grâce à l'interprétation d'Emma Posman, tendre, solaire, juvénile et fraîche (le manque de volume allant avec, notamment dans le medium). Ses appuis sont toutefois lyriques, mais par le haut de la tessiture, par le déploiement du vibrato.
Les rôles de La Mère/Madame Samsa aussi cohérents exigent d'Helena Köhne une voix perchée dans l'aigu mais qui redescend soudain vers le grave très assis, une traduction par le chant d'un ordre social et bourgeois soudain bouleversé. Ugo Rabec incarne le gérant et un soldat avec une présence assurée et volontaire, mêmes qualités pour la bonne dans un versant d'humilité avec Anna Piroli. Grégoire Lagrange joue un condamné benêt à souhait, parfaite victime expiatoire de cette absurde machine (à laquelle il est condamné pour avoir manqué de se réveiller toutes les heures afin de saluer la porte du gradé).
Les Locataires dans La Métamorphose (Zakaria El Bahri, Alessandro Baudino,Takeharu Tanaka) chantent toujours ensemble (le compositeur Brice Pauset nous l'expliquait parmi toutes les clés de l'œuvre qu'il donnait dans notre interview). Leurs voix sont impeccablement synchronisées, sur de larges intervalles très justes (d'autant qu'à trois, ils offrent une ligne audible). Chantant depuis la fosse, en simultané avec la créature pour métamorphoser sa voix par des intervalles et des effets sonores inquiétants, le madrigal à six voix fait son court et plein effet (Zakaria El Bahri, Alessandro Baudino, Dana Luccock, Annalisa Mazzoni, Anna Piroli, Takeharu Tanaka).
Le Verdict qui tombe sur ce triple spectacle est tout autre que celui chez Kafka : un excellent accueil du public.