Le Triomphe du Temps et de la Désillusion à l'Opéra de Montpellier
L’oratorio est théâtral par nature (pour porter la catéchèse), bien que ce genre refuse d'abord la mise en scène, notamment cet opus, une psychomachie représentant un débat intérieur, dans une âme tourmentée. Le Temps (Tempo) et la Désillusion (Disinganno) s’allient pour démontrer à la Beauté (Bellezza) la vanité de s’adonner au Plaisir (Piacere). Après avoir résisté, Bellezza renonce aux illusions mondaines et se destine à une vie d’isolement.
Les choix du metteur en scène (Ted Huffman) visent à transposer en partie l’allégorique dans le narratif, en assumant l'anecdotique : la Beauté (soprano) est une jeune femme qui s’adonne aux plaisirs mondains, se livrant au Plaisir, ici incarné par une mezzo-soprano. Selon les avis "maternels" de la Désillusion (mezzo-contralto) et ceux plus véhéments du Temps (ténor), elle finit par voir la vérité, tue le Plaisir et s’unit au Temps, avec qui (le tout étant suggéré dans le dernier tableau) elle aura deux enfants.
Cette transposition revient donc comme l'œuvre à une normalisation finale, morale : l'ordre des vertus chrétiennes devient l'ordre laïcisé. Cela vient toutefois et souvent en opposition avec le texte des surtitres. Les caractères des arias da capo (répétitions de lent, véhément, tendre, lamentable) sont alors "détournés" des passions amoureuses classiques pour le parti-pris de la représentation.
Pour souligner le caractère universel et modernisé du propos, le décor minimaliste est unique (Andrew Liebermann), plateau nu où défile une bande de sol (figurant le temps qui s’écoule), peu d’accessoires (un long canapé qui passe et revient, un lampadaire qui débute et conclut), et des costumes (Doey Lüthi) assez neutres, plus ou moins années 1960 (type 2001 Odyssée de l’espace).
Les quatre personnages sont accompagnés de quatre époustouflants et omniprésentes danseuses et danseurs, figurant qui, le visage neutralisé par un tissu de collants, en costumes neutres ou dénudés, marchent selon un tempo mécanique et lent, interagissant avec les quatre personnages allégoriques. Le paysage humain est désincarné d'une puissante plastique perpétuellement chorégraphiée (Jannick Elkær). Les personnages principaux le sont également, avec un mouvement réaliste, sur de savants effets lumineux, latéraux ou en ombres portées.
L’ensemble instrumental Les Accents porte la partition avec entrain sous la direction précise et attentive de son chef, Thibault Noally (et un continuo assuré avec grande constance). Les chanteurs s'accordent pleinement en quatuor, grâce à leur écoute et un format plutôt léger, mais élargi dans les graves et les couleurs sombres. Tous vocalisent avec efficacité, mais peu de couleurs (notamment dans les variations reprises, "da capo").
Dans le très long rôle de la Beauté, Dilyara Idrisova fait entendre sa délicate voix de soprano, bien projetée, très souple, assez étendue (avec des attaques suraiguës affirmées), mais peu timbrée même si elle incarne le parti pris de mise en scène. Le grave est en retrait, tant sur le plan vocal que théâtral mais vaillamment abordé, notamment dans les caractères de résolution et de sérénité.
Le Temps est incarné par James Way, ténor anglais avec une voix aisée et sonore (parfois même un peu tonitruante dans la véhémence). Il montre sa subtilité artistique dans le splendide duo avec la Désillusion, Il bel pianto dell’aurora.
Carol Garcia, mezzo-soprano, est un Plaisir à la voix présente et solide, d’une très longue tenue de ligne. Elle chante le "tube" de l’œuvre Lascia la spina (repris par Haendel plus tard, dans Rinaldo : Lascia ch’io pianga), avec une poésie travaillée et naturelle, suspendant le temps et apportant l’émotion artistique.
Sonja Runje est officiellement (selon le programme) mezzo-soprano, mais elle assume la couleur de contralto. La voix est profonde, ample et généreuse, avec cependant de très souples aigus : de quoi déployer une pleine et tentatrice Désillusion, sculptée en solo, enroulée en duo.
Le public accueille le spectacle avec un enthousiasme adressé aux interprètes, mâtiné d'une réflexion introspective quant au message scénographique : la question existentielle qui traverse de manière intrinsèque toute mise en scène d'une œuvre allégorique.