Madame Butterfly - poétique nippone et cruelle modernité à l’Opéra d’Oslo
Offrant un voyage entre deux mondes mais surtout entre deux âges, osant montrer les cruautés d’une Histoire souvent tue, cette production relève le voile des non-dits historiques à travers la finesse esthétique d’une amère-douceur (Horonigai) si prisée des japonais. La violence silencieuse est rendue avec la poésie d’un anti-conte, par l'attente, les gestes subtils, le plateau épuré : une bande d’océan qui surplombe une scène rectangulaire et baignée de lumière changeante, un escalier. La scénographie démultiplie par contraste la brutalité de l'invasion mondialiste, le mariage par traîtrise, le commerce sexuel (la "banale" histoire d'une geisha trahie par un yankee, qui rend l'opéra tragique). En pleine époque du #metoo, des questions d’intégration, d’une globalisation culturelle, le thème de Butterfly est toujours aussi lourd de sens, les thèmes musicaux traditionnels mis aux dimensions de l'Orchestre Occidental également.
Emprisonnée entre thriller et huis-clos, Miss Butterfly semble ici captive du décor de Stephen Langridge qui se meut entre les saisons, du paysage japonais traditionnel et des bruissements de kimono jusqu’à la classique maison américaine et ses claquements de talons. La mise en scène présente les défauts humains avec un réalisme désarmant et pourtant se souligne d’une poésie nippone, où la lumière baigne ce monde insulaire dans les flottements d’un songe et d’un profond océan. L’histoire peut se lire sous différents prismes, facettée et complexe à la mesure de la partition du compositeur. Magnifiée par la jeune Finlandaise Dalia Stasevska, dirigeant la musique sûrement plus féminine et emphatique encore. La finesse de perception, l’amplitude émotionnelle offerte par l’Orchestre de l'Opéra National Norvégien se matérialise dans une flottaison de notes, entourant la scène, électriques et stridentes d’une musique orientale. Les cordes résonnent souples et vives, les points suspendus baignent l’auditoire dans un temps nouveau, où l’aigreur du propos vient se soigner d’une tendre mélodie. Les chœurs de l’opéra sonnent de manière sporadique dans cet opus voulu intimiste. Aussi l’amplitude et la puissance de la phalange vocale maison vient habilement souligner les solistes d’un dessin subtil et entier.
Rôle héroïque de la pièce, Butterfly ou Cio-Cio San, est servie par la soprano Elisabeth Teige au lyrisme étourdissant. La voix se dessine claire, intense et profonde dans les graves, pour tailler des aigus incisés dans le tragique. Mi-femme mi-enfant, ses différents visages sont incarnés avec un naturel de jeu qui dénote une très fine compréhension du rôle. Elisabeth Teige marque, avec une habileté qui semble naturelle, l’horreur qui semble alors pire encore, magnifiée par une élégance de voix, luxueuse et perlée. Entre héroïne d’un vieux film tel L'Empire des sens, et d’une vision classique-servile de la femme, ou la vivacité d’une jeune fille-femme de Tokyo d’Ozu, l’évolution se concrétise et s’enlise jusqu’à la folie et la dépossession.
Accompagnant la peine de sa maîtresse, la domestique et suivante Suzuki trouve en Desirée Baraula une profondeur et maîtrise de voix prenante. Rauque, ronde et riche, la mezzo-soprano s’offre puissante et presque baroque. À travers quelques lignes simples, elle soutient et offre à sa maîtresse la force majestueuse et princière, dont les graves viennent lui apporter des ombres supplémentaires.
Rôle plus difficile à tenir, celui de Pinkerton, personnifié par Henrik Engelsviken manque cruellement d’humanité. À la mesure de son personnage suffisant, le ténor, grand habitué de la scène d’Oslo, se repose sur une interprétation en facilité, certes ironique mais lui empêchant de soutenir la cruauté profonde. La voix est dessinée, très lyrique façon belcanto, mais les airs voulus clairs sonnent soufflés (avec des problèmes de justesse).
Yngve Søberg marque en revanche le rôle de Sharpless d’une très grande finesse. La voix du baryton sonne ample, ronde et profonde, au tragique très noble, peu à peu inondé d’empathie et d’une douceur vocale remarquée. Le jeu du chanteur est fait de retenue et de naturel.
Plus clair et strident, Petter Wulfsberg Moen marque Goro, par une clarté de voix très dessinée, lyrique et appuyée. Droite, sûre et élégante, la ligne du ténor s’offre le rôle vicieux d’entremetteur par qui tout commence avec un léger pincement, signe de sadisme. Plus sûr encore, Yamadori est figuré par Ludvig Lindström, prince éconduit mais grave et sensuel. Témoin vivant d’une réalité alternative, il rappelle avec amertume la vie qu’aurait eue Cio-Cio San si son chemin n’avait pas croisé celui de Pinkerton. La voix s’en retrouve tachée de sombre, puissante et amère. Tout aussi marquée, la voix du Bonze, interprété par Jens-Erik Aasbø creuse une puissance et une profondeur de champ abyssale, révélatrice et sombre.
Enfin, Lydia Hoen Tjore, jeune américaine mariée à Pinkerton, endosse le rôle coupable de la nouvelle femme cupide et dépassée par les événements, sans honneur aucun. Acide et sensuelle, la voix de la chanteuse se met au service de son personnage exagérément ingénu avec une humilité pourtant compatissante.
L’histoire de Butterfly s’offre comme un conte philosophique, où chacun semble tenir son rôle et ses travers culturels au service d’une histoire et d’une fin inexorable. De la passion exotique jusqu’à l’extermination, l’opus de Puccini s’intensifie de tragique et bascule en perte identitaire. Le spectateur réalise finalement que cet acteur (incarné par Øyvin Berven) témoin fantomatique constant de l'Histoire, planant sur elle en fantôme, est le fils grandi de Butterfly revenu visiter le drame de sa mère (elle le voit finalement, au moment du Hara-Kiri).