Les Noces de Figaro par James Gray reprises et re-prisées à Nancy
Notre premier compte-rendu témoignait de combien une mise en scène traditionnelle, classique et littérale n’est pas forcément synonyme de manque d’idées ou d’innovation. La toute récente production des Noces de Figaro confiée au cinéaste américain James Gray entre résolument dans cette catégorie. De fait, le parti pris de cette proposition, qui respecte à la lettre les intentions de Mozart et de Beaumarchais, consiste à rester le plus près possible de l’intrigue pour en expliciter les subtilités tout en révélant les ombres et les ambiguïtés (démarche à l’affiche au même moment à Liège, avec Don Carlos de Verdi).
La fine théâtralité de l’ouvrage ressort ainsi, aidée par une direction d’acteurs réglée au cordeau et insérée dans un cadre dix-huitième siècle d’une rare élégance. Les décors de Santo Loquasto, les lumières de Bertrand Couderc, les costumes colorés et chatoyants de Christian Lacroix contribuent au bonheur de l’œil. La mise en scène ne fait l’impasse ni sur les contextes sociologiques d’un ouvrage aux connotations pré-révolutionnaires, ni sur la violence des prédations sexuelles qui entrent en résonance avec les préoccupations de notre monde contemporain. Rarement le Comte Almaviva aura été montré comme ici sous tous ses aspects carnassiers. La dimension méta-théâtrale de l’ouvrage est bien représentée elle aussi, autant par l’interaction constante entre la scène et la salle que par la présence au pianoforte d’une figure évoquant un Mozart pris dans les affres de la création et de l’interprétation (le jeu extraordinairement intense et vivant du pianiste Paolo Zanzu fait vivre les récitatifs avec une force et une violence inaccoutumées). La présence de cette figure tutélaire, habillée en costume d’époque, remet à l’honneur l’esthétique dix-huitième siècle également privilégiée par un rideau de scène classique mais efficace, qui change de tous les spectacles-concepts.
La distribution réunie sur la scène de l’Opéra national de Lorraine est comme à Paris d’une belle homogénéité, même si, étonnamment, aucun interprète n’a fait le voyage depuis le Théâtre des Champs-Élysées. Le plateau est dominé vocalement par le couple aristocratique constitué du séduisant Comte Almaviva du Britannique Huw Montague Rendall et de la soprano Guatémaltèque Adriana Gonzalez en Comtesse. Le premier est un acteur consommé qui fait valoir un baryton souple et puissant, à l’aigu facile et à la musicalité raffinée, qui de surcroît ne savonne aucune vocalise de son air du troisième acte. La deuxième possède un soprano au legato de miel qui rend justice aux divines lignes mozartiennes, même si plus de puissance aurait été souhaitable pour la fin de "Dove sono".
En Figaro, la basse russe Mikhail Timoshenko déploie un instrument prometteur, égal et bien timbré sur toute l’étendue de la voix, mais qui paraît encore un peu vert pour un rôle dont l’artiste n’a pas encore le mordant nécessaire pour dominer le plateau. À ses côtés, la soprano Lilian Farahani est une exquise Suzanne à l’instrument frais et fruité, dotée, elle, de tout l’abattage indispensable pour faire vivre un personnage présent sur le plateau de la première scène à la dernière. Dans son incarnation du jeune page, la mezzo-soprano italienne Giuseppina Bridelli dispose quant à elle de toutes les couleurs androgynes qui font le prix de Chérubin.
Prestations remarquées également de la part du trio infernal : Marie Lenormand est une Marcelline encore jeune et fraîche, se riant des difficultés techniques de l’aria "Il capro e la capretta" (qui pour une fois n’est pas retiré au personnage). Ugo Guagliardo est lui aussi un jeune et encore séduisant Bartolo, dont la basse caverneuse sied pleinement au célèbre air du premier acte. Dans le double rôle de Don Basilio et Don Curzio, Gregory Bonfatti déploie des trésors d’humour et de théâtralité, tout en faisant valoir un ténor de caractère bien timbré et bien placé. Si le baryton-basse Arnaud Richard n’a malheureusement pas l’occasion de déployer ses réelles qualités de timbre dans le rôle trop court d’Antonio, la jeune Canadienne Elisabeth Boudreault pourrait être une révélation en Barbarina. Son timbre de rose et la qualité de sa diction font espérer de belles prises de rôle pour l’avenir.
L’auditoire salue également la très belle participation, à l’implication pleine de justesse, du Chœur de l’Opéra national de Lorraine, assez peu sollicité il est vrai dans cet ouvrage. L’Orchestre de l’Opéra national de Lorraine souligne pour sa part les intentions discrètement subversives de la mise en scène, par son jeu incisif et tranchant. Sous la baguette précise, énergique et volontaire d’Andreas Spering, il accompagne tout au long de la soirée un spectacle limpide, coloré et furieusement théâtral, qu’il sera(it) plaisant de revoir dans les mois à venir sur d’autres scènes.