Le Code noir à l'Opéra de Massy
"Opéra-comique" désigne un genre artistique alternant passages chantés (opéra) et parlés (comique dans le sens de comédie, κωμωδία : texte théâtral parlé). L'opéra-comique n'est donc pas forcément amusant, loin de là, comme en témoignent les célèbres exemples que sont Manon de Massenet ou Carmen de Bizet. Un autre opus pourrait servir d'exemple pour rappeler combien l'opéra-comique peut être tragique : Le Code noir, qui traite de l'esclavage dans les colonies françaises. Toutefois, l'œuvre, disparu du répertoire après sa création en 1842 au Théâtre de l'Opéra Comique à Paris, est très loin d'être exemplaire car elle plonge allègrement dans la légèreté d'un marivaudage. En cela l'opus rappelle certes la veine répandue au XIXe siècle tirant l'opéra-comique vers l'opéra bouffe et l'opérette. Mais cet esprit employé pour traiter d'un sujet autour de l'esclavage engendre un malaise insoutenable.
D'autant que la mise en scène de Jean-Pierre Baro plonge dans le théâtre de boulevard. Les portes qui claquent sont ici des panneaux qui coulissent, ceux du seul décor, une maison coloniale qui pourrait être située indifféremment aux Antilles ou en Indochine (l'histoire se passe en Martinique). Quelques accessoires illustrent pourtant la rencontre des deux mondes (notamment ce masque traditionnel placé sur un piano occidental), mais la confusion est immédiate, le spectacle s'ouvrant avec une esclave qui utilise un aspirateur sans sac tandis que son maître mange un sandwich dans une baguette... Et lorsque le mur du fond de la maison se lève c'est pour la caricaturale scène d'un esclave peinturluré en rose (le sang) se traînant enchaîné devant une photo de maïs.
L'intrigue est certes un cercle amoureux des plus traditionnels, ajoutant même les mères et enfants cachés qui se révèlent, mais les lois du Code noir (Édit royal de Colbert promulgué en 1685 pour régir l'esclavage) viennent renforcer la complexité tragique des situations tout en instruisant sur l'horreur absolue, administrée dans les colonies.
Denambuc (le maître) et Palème (son esclave) aiment ici l'esclave Zoé ; Zoé et la maîtresse Gabrielle aiment Donatien (libre puis esclave puis re-libre), fils de l'esclave Zamba aimée du Gouverneur (Le Marquis de Feuquière qui gère la vente des esclaves). Zoé accepte pourtant d'épouser Denambuc pour qu'il rachète et libère Donatien, ce dernier, arrivé en homme libre étant reconnu par le Gouverneur comme le fils de l'esclave Zamba. Le Code noir (entre deux lois promouvant la torture et la peine de mort) édictant que le statut d'esclave se transmet par la mère, elle et son fils sont mis en vente. Zamba, d'ailleurs, commet elle-même un sacrifice ultime, acceptant de céder "aux transports" de l'infâme Gouverneur pour sauver son fils. Elle compte d'abord dérober à celui-là (quitte à le tuer) les moyens de faire évader son fils, exactement comme le fait Tosca pour sauver son amant (Zamba chante même une prière aussi belle que déchirante qui semblerait presque annoncer le Vissi d'Arte). Sauf que le baiser de Zamba n'est pas criminel, elle accepte cet autre moyen de sauver son fils car le Gouverneur français lui offre un collier pour prix de sa vertu, collier qu'elle ira revendre afin de racheter son fils sur le marché aux esclaves. La situation devient toujours plus terrible quand cette mère est obligée d'enchérir contre un ancien esclave (Palème, lui-même voulant acheter Donatien pour le céder au Gouverneur en échange de Zoé). Autour de cet épisode, le livret et la mise en scène précipitent une suite de chansonnettes et de réjouissances (rappelant le plus bouffe d'Offenbach : "c'est un tyran, c'est un méchant"). Le malaise est d'autant plus palpable que la production rajoute l'insoutenable lecture en voix off d'articles du code noir en prologue au spectacle, juste avant l'ouverture légère et comique. Le livret se conclut en une fin heureuse avec hymne patriotique, puis un texte est de nouveau rajouté (extrait d'Et les chiens se taisaient d'Aimé Césaire) pour rappeler la violence de l'esclavage.
Rappelant une fois encore combien, à l'Opéra, la scène et la fosse sont indissociablement liées, les musiciens jouent hélas constamment faux. Les instruments de l'Ensemble Les Paladins sont désaccordés et dérapent sur tous les accords. Les timbres restent aigres (il s'agit certes d'instruments d'époque). Les hanches canardent, le cuivre déraille. Le chef Jérôme Correas tente d'amoindrir l'effet par de souples élans, accélérant avec de grands coups. L'orchestre dévoile alors une partition qui, lorsqu'elle s'éloigne de la légèreté facile, ressemble à un poème symphonique : illustrant les coups de fouets, les poursuites, le marronnage et l'arrivée dans une clairière enchantée.
Donatien est chanté par Martial Pauliat. Le ténor à la française dispose d'une partition radieuse, dont le grand air "Ô jour de bonheur et d'ivresse", animé, riche, tendre, élégant et intense dans les élans, est assumé par une voix claire et pleine. Certes, il raccourcit l'aigu puissant ou l'adoucit, mais sachant ainsi s'arrêter avant que de dérailler. La Zamba de Marie-Claude Bottius a un soprano coloré, tremblotant mais agile à travers les registres. Même si elle doit se plier à des déhanchés pour faire couleur locale, elle rappelle immanquablement Carmen, par l'insouciance (vendeuse de colifichets comme si elle vendait des cigarettes), plongeant dans le tragique. Elle lit l'avenir dans les lignes de la main en chantant un trio (comme Carmen chante le trio des liseuses de cartes). Zoé (Luanda Siquiera) anticipe toutes ses répliques, coupant la parole à ses interlocuteurs, pour parler trop vite. Son fort accent brésilien ferme les voyelles et déforme les consonnes mais la voix s'appuie sur un vibrato serré.
Les deux "hommes blancs" de cette histoire sont placés à l'exact inverse, dans une guerre népotique-avunculaire entre l'oncle qui affranchit les esclaves et son neveu qui les enchaîne. Parquet Denambuc est un baryton magnanime, portant haut une vraie noblesse. La voix de Jean-Baptiste Dumora soutient le parlé et le chanté avec clarté dans les résonances et rigueur dans l'appui. Le Marquis de Feuquière, Gouverneur esclavagiste de la Martinique, est l'un des plus odieux personnages dans toute l'histoire de l'opéra. Nicolas Rigas le joue donc en exagérant sa fausse noblesse, mais il se rigidifie dans la colère (notamment lorsqu'il doit se mettre en sous-vêtements pour menacer Zamba). La parole et le chant sont dès lors artificiellement grossis, en timbre, appuis et ampleur de lignes. Les phrasés sont très difficiles à saisir et la projection lyrique se heurte sur des aigus déraillants.
Gabrielle (soprano comme tout le plateau féminin) est l'épouse du gouverneur et nièce de Parquet Denambuc. Incarnée par Isabelle Savigny, son jeu est le plus boulevardier en raison de sa voix parlée aristocratique haut perchée, mais qui sait aussi se faire la plus lyrique du plateau avec la même agilité piquante mais un nouvel ancrage sur l'ample médium, aux justes résonances. Enfin Palème par Jean-Loup Pagésy passe du parlé au chanté avec une même projection assurée, un coffre homogène (mais qui n'est donc pas particulièrement sonore dans ses graves de basse). Droit et sans résonner sur les notes, la voix demeure un peu assourdie dans le timbre, volontairement (souhaitons-le) balourde comme dans les pas de danse pour jouer le "bon sauvage".