Don Carlos fait son entrée Royale à l’Opéra de Liège
Pour cette entrée de l’œuvre au répertoire de Liège, le Directeur de la maison et metteur en scène Stefano Mazzonis di Pralafera choisit la version originelle, dite "des répétitions" (partition reconstituée en 1977 par la musicologue Ursula Günther : celle initialement souhaitée par Verdi, avant les coupes et le rajout du ballet au IIIe acte pour la première à l’Opéra de Paris en 1867). Cette nouvelle production est le couronnement du travail aussi méticuleux que dévoué, de fourmis et de titans, mené dans les ateliers de costumes et de décors (notre grand reportage), le tout célébrant le bicentenaire de l’Opéra Royal fondé à Liège en 1820.
Ce retour aux sources musicales et textuelles, coïncide avec l’esthétique visuelle choisie par l’équipe artistique du spectacle. Pour cette production classique qui respecte l’historicité du livret, plus de 400 costumes d’époque et plus de 1.000 pièces séparées ont été conçus, par une vingtaine de couturiers réunis sous la direction de Fernand Ruiz. La richesse des costumes dont les détails, finement et minutieusement réalisés, plongent le spectateur dans l’Espagne de Philippe II, défilent sur une scène largement dépouillée. Gary McCann (décors) propose le mariage de l’architecture (grands murs frontaux et latéraux) et des toiles de fond sur lesquelles sont projetés les paysages de l’arrière-plan, le tout suivant fidèlement (c'est le slogan de la maison) les lieux d’action indiqués dans le livret. La toile du premier acte est même l’acteur principal : elle montre une forêt (Fontainebleau) froide, avec des arbres nus, brossant l’atmosphère sombre de la complexe intrigue qui vient de débuter. Dans la lecture de Stefano Mazzonis di Pralafera, c’est le spectre de Charles Quint qui domine tout au long de la pièce : une couronne architecturale immobile (le toit rectangulaire) trône au-dessus des interprètes et des décors mobiles. Le personnage du moine, qui prononce la prophétie de Charles V, se révèle au début et à la fin de soirée portant la couronne et le sceptre, figurant ainsi l’ombre du défunt Empereur. Dans le finale du cinquième et dernier acte, Don Carlos quitte ce monde en suivant la blancheur illuminant la scène derrière le tombeau et la grande statue de son célèbre ancêtre.
Le plateau est composé d'interprètes à la grande endurance vocale, forgés pour conserver fraîcheur et force sonore sur les quatre heures de musique dans Don Carlos, à commencer par les trois premiers rôles masculins. Gregory Kunde a déjà une longue carrière mais il prend ce nouvel et immense rôle-titre, en affirmant ses armes vocales dans les aigus à pleins poumons, dominant l’orchestre (à la mesure du caractère héroïque qu’il incarne). La puissance et la rondeur de sa voix poitrinée trouve certes son contrepoids dans la sécheresse de la voix de tête (les notes y sont poussives et tendues). À force de s’engager à pleine voix dans les scènes dramatiques, il perd parfois en souffle, ce qui nuit au cadencement des phrases. Mais son legato est délicatement brodé, surtout dans les domaines inférieurs de la tessiture, et il suscite les frissons du public dans le duo avec Rodrigue par un chant plein d’énergie guerrière, l'élan nécessaire à libérer la Flandre du joug espagnol.
Dès sa première apparition sur les planches, Lionel Lhote en Rodrigue impressionne par le volume de son baryton sombre. La voix saine est aussi stable dans les aigus puissants que dans les doux piani chantés falsetto. L’intonation sûre lui permet d’enchaîner des passages exigeants sans encombre, ainsi que de briller dans les duos et quatuors. Il se distingue également par une couleur et un phrasé veloutés, grâce au contrôle remarqué du souffle et un français soigné (en particulier sa douce supplication pour sauver son ami et prétendant au trône). Il est à la fois émouvant et fièrement vigoureux dans son ultime scène, offrant sa vie pour son amitié.
Ildebrando d’Arcangelo s'affirme en basse souveraine comme son rôle du Roi Philippe II d’Espagne. Il joue avec conviction un homme froid et tourmenté par le doute et la trahison, soupçonnant chaque membre de son entourage. Sur son assise timbrée et ronde s’appuie sa ligne centrale qu’il exploite avec ferveur et un volume imposant. Le ton glacial et tonitruant dépasse la fosse pour terrifier le public en même temps que ses ennemis. Dans les cimes, sa ligne s'amincit et se tend légèrement mais garde sa constance musicale, soutenue par une prononciation solide et colorée d'un petit accent italien.
Annoncée souffrante avant le début du spectacle, la soprano espagnole Yolanda Auyanet (Elisabeth) décide de maintenir sa prestation, une détermination courageuse mais forcément risquée. Sa fragilité vocale se fait clairement remarquer dès le début, ses graves étant rocailleux et raclés, parfois au point d’être brisés. Néanmoins, le diapason supérieur est stable, précis et puissant lorsqu’il le faut, malgré son approche plutôt réservée (avec un regard fréquemment rivé sur le chef). La luminosité du timbre se renforce en contraste avec ses collègues aux voix épaissies, où sa sonorité paraît plus tranchante et svelte.
Le rôle de la Princesse Eboli est confié à la mezzo américaine Kate Aldrich qui fait ses débuts à Liège. Dans le chant sarrasin de l’acte II, elle affiche un manque de vitalité rythmique. En revanche, les extraits lents et doux lui permettent d’injecter plus de couleurs à sa palette expressive, globalement mince. Les notes graves manquent d'un véritable soutien, alors que sa puissante voix poitrinée peut continuer à s'exprimer dans les cimes de sa ligne. La couleur métallique et une certaine froideur d'interprétation s’alignent bien avec la nature de son personnage.
Le Grand Inquisiteur (Roberto Scandiuzzi), avec sa grande corpulence physique et vocale, s’approche à pas lents soutenu par deux moines. Son assise est forte, ronde et autoritaire, mais le vibrato est relâché et la justesse s’échappe. L’éloquence de son jeu d’acteur rend sa prestation crédible malgré quelques inconstances sur le plan musical.
Patrick Bolleire en Moine, figure importante dans la conception artistique de cette mise en scène, ne renforce pas la dimension fatale de ses propos. Le fond charnu est persuasif mais ses graves demeurent voilés par l’orchestre. Lorsqu’il monte vers les aigus, son timbre gagne toutefois en chaleur et l’instrument se consolide.
Parmi les rôles secondaires, le Thibault de Caroline de Mahieu s’exprime au mieux au sommet de la gamme vocale, par une voix perçante et vibrée, alors que la voix lyrique de Maxime Melnik (Héraut royal) partage son émission sonore entre vacillement et lignes droites. Finalement, Louise Foor chantant la Voix d’en haut (autre débutante dans la maison) est poussée, peu élastique.
Le chef Paolo Arrivabeni est un grand connaisseur de l’institution lyrique wallonne (il fut son Directeur musical de 2008 à 2017) et de ses deux phalanges. Hormis quelques légers décalages rythmiques dans les airs solistes, il tient assurément les rennes de cette partition complexe, qui engage un nombre si considérable d’interprètes. Le Chœur comme acteur majeur de l’histoire (comme de coutume dans ce genre du Grand opéra français) est souvent convoqué dans la diversité de ses sections vocales. Ces parties séparées sont un peu mates et insuffisamment touffues (hormis le chœur masculin des Flamands), alors que les mezzos/altos sont couvertes par la fosse. Cependant, ils gagnent en ampleur en tutti avec la masse indispensable pour construire ce fond dramatique des grandes scènes lyriques.
L’Orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège est divisé en deux formations qui se complètent, l’une derrière la scène et l’autre dans la fosse. La musique de scène est composée de cuivres, rythmiquement pointus et en bonne collaboration avec le chef, mais souffrant de soucis de justesse. Par contre, les cuivres de la fosse sont sûrs et robustes (le ton tragique du motif de l’Inquisiteur notamment), les flûtes très lyriques et émouvantes (l’air « L’Âme joyeuse » de Rodrigue), le tout porté par la douceur et vigueur des cordes (comme au début de l’acte IV).
Le public liégeois acclame intensément tous les artistes, avec un surcroît de sympathie pour Yolanda Auyanet qui a dépassé ses difficultés de santé, et encore davantage pour Lionel Lhote.
Rendez-vous à partir de mardi 14 février 2020 sur notre cette page et notre espace Vidéo pour suivre ce spectacle retransmis en intégralité