Résurrection pour Le Démon à l’Opéra de Bordeaux
Seul ouvrage lyrique d’Anton Rubinstein réellement passé à la postérité, Le Démon n’a pour autant guère occupé les scènes lyriques françaises depuis sa création en 1911 au Théâtre Sarah Bernhardt à Paris -en double version russe et française, fait rare- et sa venue au Théâtre du Châtelet en 2003 sous la baguette de Valery Gergiev dans une mise en espace bien sage de Lev Dodin.
Créé au Théâtre Mariinski de Saint Pétersbourg en janvier 1875, cet opéra en trois actes sur un livret de Pavel Viskovatov s’appuie sur le magnifique poème oriental, lyrique et romantique éponyme de Mikhail Lermontov (synopsis). D’une durée de deux heures (les ballets se trouvant coupés dans cette production), cet ouvrage, malgré ses assises russes, s’apparente davantage à la musique lyrique occidentale d'alors. Les mélodies les plus inspirées ponctuent l’ouvrage en première partie notamment, qui constitue une sorte d’exposition des faits et des personnages. Le bel arioso de Tamara à la vue de Sinodal mort en représente un parfait exemple. Les passages dédiés au Démon, notamment lorsqu’il exprime sa haine du monde ou son trouble devant Tamara, constituent les moments forts de la partition. Le grand air du Démon (rôle confié à un baryton), pièce remarquable et d’une grande complexité interprétative, constitua le cheval de bataille au concert de maints chanteurs russes, de Fiodor Chaliapine qui immortalisa le rôle à la scène à Dmitri Hvorostovsky plus récemment, son digne successeur. Ce dernier fut d’ailleurs le protagoniste principal -en alternance avec Aleksei Isaev qui remplace pour les premières représentations à Bordeaux Nicolas Cavallier souffrant- de cette production provenant de l’Helikon-Opéra de Moscou où elle fut primitivement créée. Elle fut ensuite reprise en 2018 au Liceu de Barcelone sans Dmitri Hvorostovsky initialement prévu et décédé quelques mois plus tôt.
Dmitry Bertman, fondateur et Directeur de l’Helikon-Opéra, propose une vision cosmique voire fantasmagorique de l’ouvrage. Le décor unique, conçu par Hartmut Schörghofer, sorte de no man's land entre le monde et l’enfer, se trouve constitué d’un énorme cylindre en bois qui s’ouvre sur un ciel étoilé. Au fil des scènes, des vidéos montent la Terre vue du ciel, un œil inquisiteur, la lune qui s’embrase lors l’attaque des Tartares, ou des vitraux anciens à la scène du couvent. Quelques mouvements chorégraphiques viennent ponctuer l’ensemble. Ce décor apparaît certes impressionnant, mais impose trop de contraintes en terme de déplacements, limitant l’approche strictement dramaturgique ou la caractérisation plus affirmée des protagonistes. Le spectateur assiste ici plus à un oratorio -certes très esthétique- qu’à un opéra mis en scène.
Nicolas Cavallier, malheureusement soufrant, a dû céder pour les deux premières dates, le rôle-titre au baryton russe de l’Helikon-Opéra, Aleksei Isaev. Arrivé de Moscou la veille de la première, au terme d’un raccord avec le chef d’orchestre et d’une approche rapide de la mise en scène -à Moscou, il s’agissait plutôt à l’origine d’une mise en espace-, Aleksei Isaev remplit fièrement son contrat. Il en impose en Démon, avec une présence scénique forte et un bel investissement. Au plan vocal, à de larges et puissants élans, répondent des moments moins projetés, plus sourds, notamment dans le bas de la voix. Mais il sait moduler sa ligne de chant et lui conférer de superbes modulations.
Le rôle de Tamara requiert un soprano épanoui, capable au premier acte de vocaliser avec sincérité. Malgré quelques aigus un peu tendus, Evgenia Muraveva remplit ces conditions, même si son personnage reste tout de même un peu froid. Le grand duo du troisième acte réunissant Le Démon et Tamara, pièce maîtresse de la partition et au texte très proche du poème de Lermontov, prend avec ces deux interprètes toute sa dimension puissamment tragique.
Alexey Dolgov campe un Prince Sinodal plein du feu d’une voix de ténor lyrique en place et au timbre si typiquement russe, un rien nasal. Pour le rôle de l’Ange prévu par Rubinstein pour un contralto, Dmitry Bertman a substitué un contre-ténor, le jeune américain Ray Chenez. Cette conception surprenante peut certes se discuter, mais au plan scénique, elle se justifie dans cette approche particulière. L’Ange vêtu du même manteau que le Démon, mais de couleur blanche, revêtira en fin de l’ouvrage le manteau noir abandonné par le Démon, dans une sorte de renouvellement sans fin de la malédiction. La voix de Ray Chenez séduit par sa clarté, sa relative étendue qui toutefois semble un peu en retrait par rapport aux chœurs lors de la rédemption de Tamara.
La basse grecque Alexandros Stavrakakis vient de remporte le 1er prix et la Médaille d’Or du 16ème concours International Tchaïkovski. Dans le rôle du vieux Prince Goudal, il déploie des moyens de basse tout en nuances et au legato exemplaire : plus qu’une riche promesse pour les années futures. Svetlana Lifar impose son mezzo aux teintes irisés et une présence affirmée dans le rôle de la Nourrice, personnage si souvent présent dans les ouvrages lyriques russes, tandis que Luc Bertin-Hugault (basse) s’impose avec facilité et humanité dans le rôle du Serviteur attentif du Prince Sinodal. Paul Gaugler (ténor) incarne avec un bel éclat -les moyens sont aisés et larges- le Messager.
Aux Chœurs de l’Opéra National de Bordeaux, se joignent ceux de l’Opéra de Limoges. Sous la direction respective de Salvatore Caputo et Edward Ananian-Cooper, ils forment un ensemble merveilleux d'harmonie et en totale cohérence rythmique. À la tête de son Orchestre National Bordeaux Aquitaine, Paul Daniel semble irradier tant il met de lui-même dans sa direction de l’ouvrage. L’alternance des passages exaltés et des parties plus poétiques, voire lyriques, se conjuguent sous sa baguette sans aucun heurt, sans transition trop brusque, mettant pleinement en valeur la musique de Rubinstein.
Le public remercie et applaudit toutes les équipes artistiques présentes pour cette indéniable réussite et redécouverte : rendez-vous samedi 28 mars à 20h pour écouter l'intégralité de cette performance, sur cette page (via France Musique).