Le Comte Ory à Toulon : l’habit ne fait pas le moine
Laurent Delvert reprend à Toulon la mise en scène de Denis Podalydès. Celle-ci, sobre et fidèle au livret, se contente de quelques ajustements historiques : le massacre des Sarrasins est transposé de l’époque des Croisades à la conquête de l’Algérie, contemporaine à la création de l’œuvre. Faisant fi de la censure qui avait forcé Eugène Scribe à dissimuler les références directes à la religion, les décors d’Éric Ruf font se dérouler l’acte I dans un vide-grenier catholique, dominé par une fruste chaire de bois et un confessionnal où Le Comte Ory jouera avec ses victimes d’étranges tours de passe-passe. Les costumes de Christian Lacroix, à l’austérité cistercienne, rappellent autant la solennité d’une église que cette abstinence pesante imposée aux femmes des « croisés », abstinence qui les jette dans les bras d’un Ory dont le gant rouge traduit le dessein diabolique.
Dépourvu de mobilier, l’acte II s’appuie sur les subtils jeux de lumières de Stéphanie Daniel pour suggérer tour à tour l’orage, le retour au calme, le retour des époux et la sensualité du trio final. Ce dernier verra les trois protagonistes s’affairer en chemise de nuit dans un ménage à trois sur un autel. Le consentement apparent de la Comtesse Adèle à succomber aux charmes d’Ory semble justifier sa (très) intrusive persévérance et donne une résonance amère à l’ensemble. Plusieurs tableaux remarqués se distinguent par ailleurs dans ce deuxième acte : le regroupement des suivantes derrière leur comtesse, crucifix en main, ou la scène de banquet des chevaliers interrompus par Dame Ragonde, dont le timing comique est du plus bel effet.
Dans la fosse, le Directeur musical toulonnais Jurjen Hempel dirige avec énergie et minutie l’Orchestre résident. Si le pupitre des cordes dégage une souplesse toute belcantiste, certaines imprécisions du côté des bois sont à déplorer. Face à la tornade des polyphonies rossiniennes, il est aisé de se perdre et quelques menus décalages sont audibles entre l’orchestre et les solistes, notamment dans l’acte I. La partition de Rossini fournit au Chœur de l’Opéra de Toulon l’occasion de briller : les femmes en foule de Pénélopes dans l’acte I, les hommes en chevaliers ripailleurs dans l’acte II, tous lors du très convaincant tutti final. A peine regrettera-t-on quelques hésitations dans le très bel a cappella qui clôt le premier acte.
Thomas Dear fait une entrée sur scène très remarquée : son charisme de Gouverneur, la clarté de sa diction et l’aplomb assuré de son timbre de basse profonde attirent, à juste titre, tous les regards. Son air « Veiller sans cesse », extrêmement difficile, le confronte aux limites de sa tessiture dans le grave, mais la basse parvient à s’en acquitter avec musicalité. Sophie Pondjiclis (Dame Ragonde) déploie dès son apparition des graves poitrinés. Si le médium, bien projeté, dégage une chaleur contraltiste, les aigus sont moins souverains et occasionnent quelques approximations. Armando Noguera campe Raimbaud, l’incorrigible complice du personnage-titre. Il fait montre lors de son air « Dans ce lieu solitaire » de toute sa verve malicieuse, sa projection enthousiasmante, son vibrato subtil et son excellente diction participent grandement à la réussite de la scène de débauche de l’acte II. Le très petit rôle d’Alice laisse peu d’occasions d’entendre la voix claire de Khatouna Gadelia.
La Comtesse Adèle, chimère du comte Ory, est interprétée par Marie-Eve Munger. Si les incarnations du rôle oscillent de la nonne prude à la nymphomane, celle-ci choisit son camp dès la fin de l’acte I et des vocalises dont l’épanchement va de pair avec l’abandon aux plaisirs de la chair. La soprano colorature sait communiquer le tourment dans son air « En proie à la tristesse », décrochant au passage avec aisance un contre-mi bémol, puis fait place à l’agilité colorature et à une sensualité chaleureuse. Les changements de rythme, l’exécution virtuose des staccatos, la maîtrise des nuances, tous les ornements sont ici au service de l’esprit de la partition.
Francisco Brito (Le Comte Ory) est un spécialiste de Rossini qui a fait ses preuves, de la Fenice à San Carlo en passant, bien sûr, par Pesaro. Jusqu’ici peu connu en France, il s’y produit pour la première fois à Toulon et sera le Comte dans le Barbier à Nancy en juin. Au sein d’une distribution majoritairement francophone, son accent et sa diction italianisante se font peut-être plus remarquer qu’à l’accoutumée. Lors du premier acte, son timbre léger a tendance à s’effacer notamment lors des duos, et sa projection est régulièrement couverte par la fosse ou le chœur. Les aigus sont justes mais un peu tirés, et l’agilité semble bridée sur les airs : sans doute un effet indésirable de son encombrant accoutrement de prêtre. Mais après l’entracte, à l’image du Comte Ory ragaillardi par le soutien de ses grognards, le ténor italien fait preuve d’un timbre ample et lumineux, et sa complicité vocale avec Marie-Eve Munger réjouit le public. Le comique de l’œuvre repose en grande partie sur son le jeu d’acteur d’Ory et, que ce soit en pèlerine ou en ermite, ce Comte impertinent s’avère très convaincant.
Dans le rôle de Dame Ragonde à la création en salle Favart, Eve-Maud Hubeaux se distingue particulièrement dans le rôle travesti du page Isolier. Le souffle est long et vigoureux, la projection chaude et généreuse, le timbre coloré, tantôt sombre, tantôt éclatant. La diction est précise et entraînante, en particulier sur les récitatifs secco qui composent une grande partie du rôle. L’aisance vocale s'accorde avec une présence altière de seigneur sur scène : les yeux fermés, dur de déduire qu'il s'agit là d'un page !