La Philharmonie lance l’année Beethoven avec Jordan et le Symphonique de Vienne
Une date et un compositeur historiques, sous les coups du destin, marquent encore et pour des siècles les
esprits des générations de musiciens et de mélomanes : le 22 décembre 1808, Ludwig van Beethoven fait ses adieux à Vienne en organisant au Theater an der Wien
(qui créa son Fidelio trois ans plus tôt) un
concert dantesque d’environ quatre heures où il présente quatre créations : Cinquième et Sixième
symphonies, Quatrième concerto pour piano et orchestre,
ainsi qu’une Fantaisie pour piano, chœur et orchestre qui
clôture la soirée en réunissant tous les effectifs. Si un tel
nombre de créations aussi remarquables en une seule soirée frappe
l’auditeur d’aujourd’hui (deux concerts d'affilée le même jour à la Philharmonie de Paris recomposant ce programme) et de l’époque, l'intérêt et la diversité sont d’autant plus grands avec l’ajout des
extraits de sa Messe en ut et d’une Fantaisie pour piano
en sol mineur (op. 77). L’objectif de Beethoven : montrer
tout son talent musical, en tant que compositeur, chef d’orchestre
et interprète soliste (au piano).
Si le concert historique élève la figure de Beethoven au panthéon de la musique classique, ce projet à la Philharmonie de Paris s’articule autour de Philippe Jordan. Le chef suisse, qui termine bientôt son mandat à la direction musicale de l'Opéra de Paris (en espérant que la grève finisse avant) pour rejoindre l'Opéra d'État de Vienne, réunit ici à Paris son Orchestre Symphonique de Vienne (qu'il dirige également). Sa direction musicale, pleine d’assurance, relève d’une maîtrise de la partition, tout particulièrement dans la richesse des couleurs orchestrales et nuances dynamiques. La Sixième symphonie (créée au concert avant la Cinquième) commence avec la teinture solaire du son des phalanges viennoises où la section des cordes crée le noyau de cette sonorité beethovenienne. Les bois brossent le paysage pittoresque d’une nature imaginée par un jeu doux et expressif (surtout le hautbois), renforcé par la délicatesse des cordes. Quant aux extraits dramatiques, le chef y engage la conviction de l’orchestre tout entier dans un pathos qui retentit notamment avec les notes fatales des cors dans la Cinquième. Enfin, les contrastes dynamiques sont subtilement tempérés, qu'ils soient crescendi rapides ou gradations plus larges sur un accord, à l’instar de l’ouverture de L’Or du Rhin.
La soprano américaine Jacquelyn Wagner se présente dans l’air concertant Ah ! perfido, « une scène d’opéra » en italien composée en 1796, sur un récitatif emprunté à Pietro Metastasio. D'emblée, elle déploie ses aigus avec une force qui expose la colère intarissable de son personnage. L’intensité de sa voix vibrée et perçante tient l’auditeur en suspens pendant la première partie, avant de passer dans les eaux tranquilles et lyriques de la section qui suit, lorsqu’elle phrase délicatement sa mélodie soutenue par un accompagnement chambriste. Son instrument radiant et léger se distingue moins dans les tutti orchestraux, mais garde la souplesse et la projection sonore.
Ses collègues qui la rejoignent dans la Messe en ut majeur (Gloria, Sanctus et Benedictus) s’allient harmonieusement en quatuor vocal, avec des courtes interventions solistes. Le ténor doux et chaleureux d’Allan Clayton chante l‘hymne angélique exploitant au mieux son diapason médian. Ses aigus sont quelque peu forcés et moins convaincants, l’expression s'aplatissant d'une manière univoque avant de finalement gagner plus en relief. Hanno Müller-Brachmann brode le fond de cette dentelle vocale polyphonique, son timbre clair-obscur de baryton-basse se démarque par la projection autoritaire (mais modérée) d’un phrasé élégant. La mezzo Anke Vondung laisse épanouir son registre supérieur, avec des phrases habilement cadencées et sa prononciation sans failles. Son chant expressif et douceâtre s’exprime surtout dans les dialogues avec le chœur.
Quant au Chœur accentus, les jeux d’imitations permettent à chaque voix chorale de se faire entendre à parts égales, chacun étant attentif à préserver cet équilibre de l’architecture beethovenienne. Leur entente avec l’orchestre est à son maximum, déployant une masse puissante dans les tutti (où se distinguent notamment les sopranes) qui injecte la couleur de la solennité à la Messe et à la Fantaisie chorale en apothéose.
Enfin, le jeu du pianiste concertiste Nicholas Angelich est caractérisé par sa sobriété et sa clarté, dépouillée de sentimentalité démesurée. Il est attentif aux multiples couches du tissu polyphonique de la partition, faisant ressortir la dualité des mains et les sautillements mélodiques d’une ligne à l’autre. Par ailleurs, l’opposition entre le soliste et l’orchestre dans le second mouvement du Concerto pour piano n°4 s’accentue dans la Fantaisie du deuxième concert (surtout au niveau d’énergie), alors que la maîtrise du son (en particulier l’usage de la pédale) devient moins rigoureuse et brumeuse par la suite.
Les deux concerts de la journée s’achèvent en éruption d’applaudissements, couronnés par un petit bis du pianiste, offert au public comme malgré lui mais encouragé par le maestro Jordan en personne.