Psyche, "premier opéra anglais", nouvelle résurrection majeure au Théâtre de Caen
Cette œuvre fut composée par Matthew Locke (1621-1677) et Giovanni Battista Draghi (1640-1708) sur un livret de Thomas Shadwell (1642-1692), qui est en fait une traduction du livret français rédigé par Molière, Quinault et Corneille pour la tragédie-ballet française Psyché mise en musique par le maître du genre, Lully. Psyche version anglaise fonde donc l'opéra britannique en adaptant le genre lyrique typiquement français, sciemment : le Roi Charles II commande à Matthew Locke une œuvre qui permettrait de fonder un genre anglais pour rivaliser avec l'art de Louis XIV (notamment en "riposte" à la visite à Londres un an plus tôt de l'Académie Royale -Française- de musique).
Ce n'est qu'un juste retour (ou un prolongement) des choses, sachant que la France a nationalisé l'Italien Lulli et même avant cela appelé Cavalli à présenter le genre du génie italien à la Cour du Roi de France, pour les noces du Louis XIV. L'Ensemble Correspondances propose d'ailleurs cette résurrection anglaise majeure dans la suite d'une résurrection française capitale : Le Ballet royal de la nuit (où dansa Louis XIV tout juste sacré) qui sera d'ailleurs à nouveau repris à Caen et à Versailles, mais aussi au TCE, à Lille, Nancy et au Luxembourg).
Psyche emprunte à la France et bien entendu à l'Opéra italien (créateur du genre) mais aussi à la polyphonie franco-flamande qui a inspiré le madrigal transalpin (inspirant lui-même l'opéra). Mais, outre l'inspiration des génies étrangers qui sert toujours de point de départ à un genre national, Psyche fonde l'Opéra anglais en s'appuyant sur les formes typiques du génie anglais : grounds, jigs, hymns, anthems, pompes de circonstances. Dans un esprit tout Shakespearien, les scènes enchaînent taverne irlandaise, église, forêt féerique (avec les miracles divins dignes de tragédies antiques grecques et classiques françaises). La fin en tutti à l'avant-scène sur des cuivres grinçants annonce même The Beggar's Opera (ballad opera de 1728), tout le reste de l'opus prophétise les chef-d'œuvre de Blow, Purcell et consorts. Il a certes été nécessaire pour cette résurrection de puiser parmi le répertoire musical du théâtre anglais XVIIe siècle, étant donné que la partition des épisodes dansés, composée par Draghi a été perdue, mais la partition vocale (et des entrées) de Locke a bien été conservée, magnifiant les beautés divines de ce livret.
Le genre de Psyche est typiquement Albion, puisqu'il s'agit d'un semi-opéra (alternant opéra et théâtre, héritier du mask). Cela étant, l'œuvre est ici présentée uniquement dans ses parties musicales (récitatifs et airs, mais pas de passages joués) comme il est désormais coutume pour ce type de pièces (qui sinon peuvent durer des quarts, tiers, voire demi-journées entières). Mais de fait, le rôle-titre au centre de toute l'action, Psyche étant un personnage parlé dans cet opus, elle n'est pas incarnée ici. Cela étant elle est omniprésente par son absence, tous les personnages la chantent, comme En attendant Godot (pièce d'un autre anglophone, Beckett, où il n'est question que du personnage-titre qui ne viendra jamais).
Le tragique destin de Psyché est ici présenté en version de concert, ce qui se comprend au premier coup d'œil jeté sur le livret qui enchaîne, pour décors : bois, temple d'Apollon, désert rocheux, Palais de Cupidon, Arc de Triomphe, magnifique jardin, Les Enfers avec un lac de feu et de morts, le tout convoquant sur scène le Panthéon des Dieux romains (notamment, traversant les airs, Mars sur un chariot tiré par des chevaux & Vénus sur un chariot tiré par des colombes), demi-Dieux, cyclopes, nymphes, monstres, prêtres, suite, soldats.
L'ensemble des chanteurs se déplace toutefois, avançant d'un pas pour interpréter les chœurs et descendant de l'estrade, contournant l'orchestre pour se placer devant lors des interventions solistes. Ils se disposent même parfois en quatuor et quintette à cour et jardin, formant des effets de stéréophonie et d'échos expressifs, qui illustrent le propos dans l'œuvre (et rappellent que sa création multipliait aussi les trouvailles scénographiques et acoustiques). Psyche exigeait pas moins d'une centaine d'interprètes à l'origine ! Caen (après la création de cette production à Hardelot et avant Versailles) en propose pas moins de la moitié, tous richement investis quoique fort penchés vers leur partition (qui est certes la définition même de rarissime), mais tous avec une très nette articulation (aisée à suivre, et surtitrée en prime). La scénographie est ici renforcée par le fait que la salle reste à demi-éclairée par le plafond étoilé de Caen (rappelant que les salles restaient allumées jusque vers la fin du XIXe siècle), faisant miroiter les tenues au noir brillant, les robes bleue, rouge, verte intenses, les sourires étincelants de ces interprètes heureux de remettre au jour un chef-d'œuvre oublié.
Le Directeur musical Sébastien Daucé emmène l'ensemble au premier chef par ses élans mobiles et souples. Les violons debout et souplement mobiles comme lui enlèvent les mélodies harmonieuses et tous les (infiniment riches) changements de caractères. Les équilibres sont épanouis et maîtrisés entre les solistes et pupitres qui se répondent et se combinent.
Les tessitures de la partition et des interprètes réunis par cette production sont riches et variées comme l'œuvre. Étonnantes également : loin d'une voix flûtée, Pan est ici une basse (qui chante aussi Pluton !) grondant même avec la certitude d'un phrasé ample, large, tonique, porté par Nicolas Brooymans. Sa ligne très appuyée est un peu tendue, notamment vers l'aigu perché. Ses collègues basses soutiennent l'édifice harmonique de caractère. Étienne Bazola anime sa voix sans manquer de souffle. Rythmé et zélé, il conserve son assise en allongeant les lignes mais tirant vers l'aigu. Renaud Bres avec un accent folklorique ajoute encore au tempérament de la soirée, lançant ses envolées en chanson à boire.
Marc Mauillon suffirait à symboliser l'immense richesse d'ambitus et de caractère. Formant à lui seul la moitié d'un chœur, il incarne tour-à-tour "un homme désespéré" (qui se suicidera comme les autres membres de son quatuor) puis le Dieu Mars. L'assise de baryton soutient des montées de ténor léger, sonore et animé, intense de noblesse et de douceur, par une clarté vocale nourrie et soutenue, ourlée sur un timbre solaire cotonneux, élégiaque dans l'hommage endeuillé d'espérance, ancré et portant haut. Lucile Richardot, autre voix fameuse pour son immense ambitus, bombarde d'emblée un grave affirmé, stupéfiant l'auditoire dès sa première note. Puis elle va crescendo en diversité de nuances (allant decrescendo en volume) avec des caractères et accents martelés sur le soutien.
Vénus apparaît alors, figuration épanouie des fruits de l'amour (son interprète Élodie Fonnard, dans une robe rouge passion, en attend un heureux événement). Le grave est doux et posé, la voix s'anime d'élans amoureux mais dans la logique du phrasé et de l'expressivité (avec quelques effets d'essoufflement et de vibrato strié en fin de phrase).
Les hommes aux voix aiguës présentent aussi une diversité vocale mais par leur complémentarité plutôt qu’individuellement. Le contre-ténor William Shelton, a la voix perchée mais lancée avec la clarté maniérée de quelques toniques accents. Le haute-contre David Tricou, moins sonore, déploie davantage de caractère et de dessin dans les phrasés, davantage d'ancrage.
Voix de tailles, Davy Cornillot offre aux ensembles sa ligne subtile et ronde, Antonin Rondepierre son chant long et de caractère, animé d'un vibrato homogène. L'articulation, paroles et rythmes, offre de sveltes consonnes et de limpides voyelles, dans une théâtralité toute Élisabethaine qu'il conserve en quittant son pupitre.
Marie Perbost est radieuse de visage, ce qui illumine les harmonies solaires de sa voix, sans oublier son assise malgré un médium un peu voilé. Lieselot de Wilde déploie une voix sonore qui vibre sur les montées, plus lyrique encore mais toujours en légèreté mélodieuse de timbre y compris dans les sourires appuyés de la voix. Cécile Achille tourne autour de l'axe des notes (avec une justesse incertaine) mais la voix agile s'anime d'un vibratello et reste présente dans les ensembles pour la corporalité du son, complétant ainsi le pupitre soprano ("dessus" dans la nomenclature vocale baroque).
Cette Psyche triomphale est à revoir en réservant sans plus attendre (ici) pour Versailles, dont l'Opéra accueillera également la reprise du Ballet Royal de la nuit (réservations).
À Caen où vient d'être couronné Coronis, rendez-vous est pris, après Cendrillon d'Isouard (compte-rendu stéphanois), avec une autre Psyché assez unique en son genre : Pygmalion/L'Amour et Psyché mis en scène par Robyn Orlin avec Emmanuelle Haïm et son Concert d'Astrée (notre compte-rendu de Lille).