Fosse lyrique dans le parking de Beaubourg, voix de garage
Christian Boltanski (plasticien), Jean Kalman (créateur lumières) et Franck Krawczyk (compositeur) ont l'habitude de créer des œuvres insolites dans des lieux incongrus. En 2003, O Mensch se déroule au "Point P" nom de l'entreprise qui occupait un bâtiment désaffecté au bout du quai de Valmy. En 2004/2005 une Tétralogie "Pleins Jours" (l'après-midi, le soir, la nuit, le matin) traverse des espaces techniques du Châtelet. En 2016, Pleine Nuit est situé dans le chantier de la salle Favart en travaux. Pour inaugurer sa saison 2020 (mais hors-les-murs), l'Opéra Comique leur passe une nouvelle commande : Fosse qui coïncide avec l'exposition "Faire son temps" consacrée à Boltanski dans les salles du musée Beaubourg. Mais c'est ici devant les portes du parking souterrain du Centre Pompidou que le public forme une immense file. Les portes franchies, il erre dans cet espace immensément vide.
Quelques puissants vidéoprojecteurs diffusent d’aveuglantes vidéos blanches avec brûlures de pellicule, dans une atmosphère sombre et enfumée. Parking oblige, des voitures sont garées : des berlines dont les phares éblouissent tout autant et qui sont recouvertes d'une bâche avec toutefois un trou au niveau du pare-brise. Cela permet de voir, dans chaque voiture, deux passagers avec sur le visage un voile rendant leurs faciès fantomatiques. Ils semblent parfois se parler ou se regarder mais l'élément le plus intéressant pour le spectateur cherchant quelque chose à voir, consiste à examiner la pastille de carte grise pour voir qu'elle est périmée.
Des hommes et femmes munies de marteaux frappent parfois les murs ou le sol ou bien agitent des chaînes, ce qui semble parfois donner des signaux de départs aux autres musiciens (ou pas). Pianos et violoncelles sont disséminés à travers le parking. Ils semblent eux aussi s'écouter pour faire résonner, à certains moments, qui un pizzicato, qui une note ou un accord. Les interprètes ont en tout cas des partitions, mais parfois un homme avec un micro-casque vient leur donner comme une consigne insistante (probablement venue de la régie située derrière les grilles de fer, dans l'aire de livraison) consigne que le musicien ne semble pas comprendre.
La prestation est voulue sans fin ni (dé)but : un cycle de 50 minutes qui se répète durant trois heures. Certains moments semblent en effet rythmer le tout, en particulier grâce aux voix. Quand un texte chanté retentit, le public errant en quête de sens et en rond comme dans une patinoire souterraine est comme attiré par des voix de sirènes. Il se groupe autour du Chœur accentus en rond, dont les chanteurs doivent alors se démener pour continuer à se voir et à trouver un rai de lumière qui puisse éclairer leur partition dans cette fosse sombre. Leur chef Christophe Grapperon donne même de la voix mais comme choriste, se réfreignant visiblement pour ne pas les diriger. Les voix passent justes et diffuses, comme les rais de lumières et les phares des voitures perçant le brouillard.
Trois moments sont également portés par la soprano soliste Karen Vourc'h. Du centre du parking, elle déploie d'abord des phonèmes mystérieux montant vers l'aigu. Puis elle va s'installer dans un coin où des tentures abritent une autre femme mystérieuse (au même masque que ceux dans les voitures) et qui regarde fixement devant elle. Karen Vourc'h emplit alors d'intentions la ligne vocale marquée et striée d'une prière en espagnol. Elle avance avec cette mine effarée, commune aux artistes de ce soir (et contagieuse pour le public). Elle s'immobilise et repart intervenir ailleurs.
Le public devenu badaud de parking, libre de sortir à tout moment, regarde régulièrement son téléphone portable pour savoir si les 50 minutes d'un cycle sont passées. Il sort comme il a erré dans cette Fosse, sceptique.