Orphée et Eurydice, Miroirs Étendus
La nuit est tombée, noire et profonde à Saint-Étienne-du-Rouvray, comme dans la salle et sur la scène plongées dans d'épaisses ténèbres. Celles du deuil pour Orphée, et des Enfers où il va chercher Eurydice. La noirceur est percée par des projecteurs savamment dosés et réglés, rais précis et puissants qui forment de lumineuses portes du Tartare, ou balayent la scène tels des miradors infernaux (Orphée monte, il est vrai, l'une des premières grandes évasions de l'histoire). La lumière générale remonte progressivement, à mesure que les deux amoureux se retrouvent et remontent vers la surface. La mise en scène de Thomas Bouvet peut ainsi présenter les différents lieux sans changer nullement les décors (ainsi ce tapis de fleurs plantées au sol, noires du deuil car dans l'obscurité, puis apparaissant avec la lumière dans leurs couleurs passionnelles, puis grisées dans l'obscurité revenue avec la seconde perte).
Le voyage aller et retour d'Eurydice et d'Orphée, leur descente et remontée des Enfers se fait en franchissant ce tapis de fleurs (et sous une pluie de fleurs), vers le fond de la scène puis vers l'avant-scène. Ils franchissent aussi un grand voile noir vertical qui se lève, représentant la porte des enfers. Orphée et Eurydice passent ainsi de l'autre côté de ce miroir qui reflète symboliquement la vie et la mort, joie et douleur. Une porte-miroir sur laquelle est projeté le personnage d'Amour en vidéo car c'est ce Dieu qui ouvre l'accès. Sa représentation rappelle ici la morbidité du thème, elle est une version blonde du personnage dans le film d'Horreur Ringu avec sa longue chevelure tombant devant son visage (un personnage qui, dans son film d'horreur, traverse le miroir qu'est l'écran de télévision). Sa voix (chantée par Agathe Peyrat) n'est pas très ample, mais elle est loin d'être aussi décharnée que ce personnage. Ses appuis et ses élans sont au service des amoureux, des effets rhétoriques de l'œuvre originelle et de sa transformation sonore respectueuse. Le timbre et la projection sont bien sculptés et diffusés en salle par une amplification savante. Agathe Peyrat participe en outre aux chœurs chanté en quatuor, quatre voix qui viennent rompre les symétries musicales avec des lignes justes mais très caractérisées, ne cherchant ni beauté ni harmonie globale pour envoûter et circuler à travers les épisodes comme les éthers.
Les musiciens de l'Ensemble Miroirs étendus sont en effet spécialisés dans la sonorisation (supervisée par Anaïs Georgel), au service des lignes et des voix : en respectant leurs identités, déployant leurs intimités. La partition est réinventée sur ce dispositif sonore par le compositeur Othman Louati. La marque d'un chef d'œuvre tel qu'Orphée et Eurydice se confirme toujours par deux caractéristiques essentielles, ici pleinement exploitées : toute l'œuvre se reconnaît de suite avec seulement deux notes (motifs ici répétés et variés avec l'obstination du deuil et de la douleur), et une telle partition redéploie ses richesses quels que soient les instruments. Ils sont ici explorés dans leurs couleurs, timbres et effets, avec emplois modernes d'instruments traditionnels (trio à cordes, clarinette, cor) ainsi que de synthétiseurs, percussions ou encore guitare électrique jouée à l'archet pour marquer l'entrée aux Enfers (à la Jimi Hendrix ténébreux). La recomposition est ainsi un miroir reformant la partition classique, en réfléchissant toute sa modernité.
Les deux héros (ici héroïnes dans la version en français pour deux voix de femmes) prolongent et structurent par leurs voix cet effet de miroirs étendus : la symétrie est diamétrale dans les couleurs de leurs tenues (noire Orphée, blanche Eurydice), elle est un calque littéral dans l'identité de leurs couleurs vocales. Les chants de Fiona McGown et Mariamielle Lamagat sont en effet troublants tant ils se ressemblent, avec une assise très vibrée, des lignes franches et souples, un timbre sombre aux reflets clairs. Même lorsque les voix se différencient, c'est dans un effet de symétrie : Orphée par Fiona McGown sculpte une plus grande tendresse à son lyrisme, Eurydice par Mariamielle Lamagat un plus grand lyrisme à sa tendresse. Orphée affine son chant très clairement récité dans la prosodie française comme pour ramener sa bien-aimée par l'éloquence de la parole, Eurydice l'estompe comme pour illustrer sa distance progressive.
La similarité des voix se pose aussi en miroir avec cette scénographie. La structure est d'abord classique avec Orphée et Eurydice qui se tournent le dos (lui vivant, elle morte allant vers les Enfers), puis Orphée tourne le dos à Eurydice lorsqu'ils sortent des Enfers mais ici les rôles viennent s'échanger, s'inverser. Eurydice passe devant Orphée, les deux amants s'enlacent et tournoient. Ils se perdent à nouveau en se regardant, mais dans cette version (de Gluck), Amour les réunit une seconde fois, l'occasion pour ce spectacle de retomber dans l'obscurité, mais sensuelle cette fois avec un seul et très fin projecteur mourant sur leurs doigts s'enlaçant, en miroirs étendus.