Barbe-Bleue d’Offenbach à Marseille, la revanche des femmes
Henri Meilhac et Ludovic Halévy, compères littéraires d’Offenbach (La Belle Hélène, La Vie parisienne) s’en prennent ici au conte de fée de Charles Perrault, pour le mettre sens dessus-dessous, version érotico-burlesque. Les codes monotones qui endorment les enfants sages réveillent les adultes volages. Les doubles-sens fusent, les récits se chevauchent, les passions se télescopent (érotomanie versus jalousie). Les costumes et décors sont de notre temps. L’adaptation, tout en délicatesse, des dialogues par Agathe Mélinand, respecte l’esprit double, les larmes de rire et d’effroi.
Dès la première note de l’ouverture, le spectacle est une course contre la montre, course contre le monstre, qui justifie la scansion rythmique constante animant fosse comme plateau. Les mouvements pendulaires des protagonistes (typiquement Pelly), en rang d’oignon, d’avant en arrière, de gauche à droite, restant campés sur leurs deux jambes, aussi efficaces qu’irrésistibles entraînent les mêmes réactions en termes d'applaudissements du public. La direction d’acteur est millimétrée alors même que chaque personnage semble déployer spontanément son univers jubilatoire, jamais outré, du théâtre à la pantomime. L’allusion constante à la Presse, quotidienne ou magazine, trace aussi un parallèle entre l’ogre de femmes qu'est Barbe-Bleue et l’ogre des rotatives qui se nourrit de meurtres en série. Les femmes se cueillent au champ par l’alchimiste, sbire de Barbe-Bleue. L’humour est dans le pré, le meurtre au palais, et l’enquête à la morgue (décors de Chantal Thomas, lumières de Joël Adam).
Le plateau, qui s’entend et s’ébat pleinement, est dominé vocalement par le couple principal. Barbe-Bleue est composé par Florian Laconi en prince-noceur hipster (barbe et nuque exemplairement taillées, boucle d’oreille et total look de cuir noir), Don Juan dont le catalogue se remplit avec des faire-part de deuil. Sa présence charismatique parcourt tous les registres, décalés et déhanchés, depuis le triste sire jusqu’au veuf joyeux : inquiétant, bondissant, hilarant. Autant que les registres vocaux, grâce à l’énergie de sa projection et au ciselé de sa diction, à l’urgence qu’il insuffle dans son phrasé, entre parole et chant, en phase avec l’emballement de son désir ("Amours nouvelles/Changer de belles…").
Le rôle ne peut s’autoriser à être lyrique et à s’épancher en moments de plénitude, contrairement à sa partenaire, incarnation picturale de la plénitude. Fille facile de la campagne, (voix de) gorge et France profonde, la Boulotte de la mezzo Héloïse Mas, à la plastique sur-arrondie pour l’occasion, est la rosière rurale, tirée au sort pour convoler en sixième noces avec Barbe-Bleue. Le lyrisme, chaud, épanoui, fruité, liquoreux de chair totalement assumé par la chanteuse, contribue à nourrir le décalage humoristique. Un « Rubens » (comme la chante Barbe-Bleue) vocal, à la matière opulente et vivante.
L’alchimiste Popolani que concocte Guillaume Andrieux, empoisonneur mi-héroïque, mi-lubrique, a un physique de polar, d’inspecteur au gadget contondant. Le jeu d’acteur est à l’avenant, de même que la prononciation, toujours acérée et percutante. L’ampleur vocale, non opératique, reste fine, sauf dans l’acte III, où l’ascendant pris sur les ex-épouses révèle l’alchimie mélodique et érotique du personnage, capable de graves d’athanor (four d’alchimiste), même s’il est baryton.
Son compère d’armes, le Comte Oscar, est assuré par le baryton Francis Dudziak. Même défi, pour ces rôles d’opérateurs, qui doivent se tailler une route vocale entre le parler et le chanter. Place au théâtre, alors, à la posture physique, à la gestuelle scénique, de manière à asseoir solidement un chant aussi profond que loquace, avec l’assurance du métier.
Autre rôle malicieusement composé que celui du Prince Saphir du ténor Jérémy Duffau. Il joue de son physique de jeune premier à la mèche aussi ravageuse que tout terrain (de l’auberge au palais). La référence visuelle est, avec lui, le film d’animation, tant ses postures sont habilement stylisées, vives ou figées. La voix semble émaner d’une pellicule ou d’un papier glacé, s’être imprégnée de sa lumière artificielle, car l’émission, le vibrato et le timbre sont calibrés, « bien tempérés ». Il préfigure nos princes charmants modernes de télé-crochet. Il conte Fleurette à la non moins stylisée Princesse Hermia, la soprano Jennifer Courcier, aussi blonde et mince que jeune et jolie. Le personnage, ingénu, aux jeux de jambes tourbillonnants, réjouit l’œil et caresse l’oreille, d’un filet d’eau de source, pure et naturellement pétillante.
Sa mère opératique est le torrent Cécile Galois, en Reine Clémentine, habituée heureuse et transgenre lyrique des scènes marseillaises. Le port de reine est à l’égal du port de voix : puissant, rassurant et accueillant. Elle a l’art d’encapsuler le pouvoir de la parole dans le chant. Elle est la maman du conte de fée, dont l’ample vibrato berce, et la fourrure du timbre réchauffe.
Le Roi Bobèche d’Antoine Normand n’a pas de mal à lui offrir un plein contraste. Sa mise et son allure volontairement déboutonnée et chancelante contrastent avec la virtuosité requise et donnée par l’acteur-chanteur à cette autre figure de roi-fou. La pantomine physico-buccale atteint le timbre lui-même qui, astringent, trompette sa renommée : « Quand on me parle, on doit garder le silence. »
Le chef Nader Abbassi capte l’essence rythmique de la partition et de sa conception scénique. Il s’empare avec jubilation et tendresse de la fosse marseillaise, en grande forme, pour la guider dans un dédale de cadences, textures et climats contrastés, du grondement au sautillement, le tout sans excès, afin de ne pas perdre le fil. La gestique, précise, juste, produit des obliques comme en réponse aux mouvements scéniques des acteurs. De leur côté, les chœurs sont homogènes, équilibrés, engagés. Ils rendent hommage à l’éclectisme intelligent de l’écriture d’Offenbach. Les cinq épouses de Barbe-Bleue sont assurées par des membres du chœur, femmes-dragées et drapées de rose, cueillies dans leur jeunesse.
Au final, autant de mariages que d’enterrements. Entre roman noir et comédie romantique, le spectacle appelle les applaudissements d’un public conquis à la cause de la gaieté.