Le souffle de Farinelli par Cecilia Bartoli à la Philharmonie de Paris
Dans Farinelli, disque fraîchement paru chez Decca, Cecilia Bartoli retrace la vie du plus célèbre des castrats. Un album qui, à l'instar de sa couverture androgyne, rend sensible une voix à la croisée des genres mobilisée pour une pluralité de rôles. Pour ce récital, la mezzo compose un programme "Farinelli et son temps" avec une sélection d'airs de son récent album, mais pas seulement. Haendel, Porpora, Caldara ou Vinci y trouvent naturellement leur place. Et si la barbe n'est pas de mise chez l’interprète en ce dimanche après-midi à la Philharmonie de Paris, reste un dispositif scénique mobilisant dressing et mobilier de loges dans l'esprit du cabaret qui suggère la variété des rôles annoncés avec légèreté (et une proximité certaine avec le public). Aidée d’un groom baroque pour l’habillage et le maquillage, la mezzo trouve en chaque rôle sa tenue, profitant d'un jeu pleinement incarné. Pour rendre ces nombreux habillages possibles, le programme fait alterner pièces vocales et instrumentales qui rend limpide le concert très généreux (2h30).
Arrivée travestie en Imeneo (La Festa d’Imeneo de Porpora) toute vêtue de noir de la perruque aux bottes, d'une dégaine lente, la voix retient l'haleine de l'auditoire entier dès les premiers instants du "Vaghi amori" avec une redoutable tenue a cappella dans un long point d'orgue. À l’évocation des belles amours, les aigus éclosent légers et scintillants. Le vibrato gazouille, puis laisse place à des médiums dont l’accroche et la rugosité font davantage apparaître un timbre androgyne bien assorti au personnage campé. La conduite du phrasé, l’élégance du trait sont souverains, avec en outre l’apport acoustique de la Grande Salle Pierre Boulez qui laisse vivre le son sans toutefois atteindre la clarté du discours, tout en bénéficiant au florilège de nuances que porte le relief sonore des interprètes.
De personnage en personnage et de costume en costume (Aci de Polifemo, Epitide de Merope, la Cléopâtre des opus de Hasse et Haendel), l’interprète incarne avec générosité ses différents rôles. La tempête Cléopâtre ("Da tempesta") pleine de mélismes et de vocalises embrassées avec panache, le bucoliquissime "Augeletti, che cantate" (Rinaldo de Haendel) révèle tout au long du récital un engagement vocal et scénique total. À ce titre, le peu connu "Sposa, non mi conosci" (Merope de Giacomelli) est particulièrement saisissant. D’un tempo mesuré, la voix tisse une lente plainte d’une grande intensité, dont les interpellations Sposa et Madre résonnent percutantes et suscitent le frisson.
Le triomphe de ce récital tient également à la grande complicité de l’interprète avec Les Musiciens du Prince-Monaco (ensemble qu'elle a fondé, en résidence à l’Opéra de Monte-Carlo dont la mezzo prendra la direction en 2023), en particulier avec la flûte, le hautbois et la trompette. Chanteuse et instruments s’échangent lignes, regards complices voire gestes pugnaces (Cléopâtre chassée par le trompettiste pour le Concerto per tromba de Fasch). La vitalité de cet ensemble offre un jeu particulièrement vivifiant et réfléchi, aussi bien dans l’accompagnement de la voix que dans les Sinfonie ou Concerti présentés. Le jeu est assez théâtral, soulignant avec beaucoup de relief l’esprit des différentes pièces (les silences sont de la musicalité) non sans humour, comme le suggèrent les nombreuses interactions avec l’interprète (l’oiseau tenu au bout d’une canne à pêche se promenant dans l’effectif jusqu’au public au début du "Augeletti, che cantate"). Les Concerti pour trompette et flûte sont rudement (bien) menés, le premier crépitant d'aigus claironnés, le second étirant un phrasé d’une grande subtilité.
Si l’ode à la musique What passion cannot Music Raise and quell extrait du bien choisi Ode for St. Cecilia’s Day (!) de Haendel boucle le programme, les interprètes réservent pas moins de quatre bis. L’occasion de pleinement jouer de l’esprit cabaret de l’installation (au risque de détonner quelque peu avec le reste du concert) : un "Dopo notte" (Ariodante de Haendel) où la voix et le chef s’élancent cigare au bec. Et de revenir au "Nobil Onda" de Porpora (Adelaide) dans un ultime moment pressé par le groom qui range le mobilier alors que les interprètes achèvent tant bien que mal l’aria à un tempo débridé. Ils prennent toutefois le temps de profiter d’une standing ovation bien méritée !