Isis au TCE, dans les remous de l’onde
Plus discrète qu’Armide ou Atys dans le répertoire de Jean-Baptiste Lully, Isis n’en reste pas moins un chef-d’œuvre d’inventivité. Si le livret est assez simple et l’action réduite à peu de chose (un trio céleste où le désir tout-puissant de Jupiter entraîne la jalousie funeste de Junon envers Isis), tout l’intérêt de cet ouvrage réside dans la complexité des personnages, de leur ambivalence eu égard au sentiment amoureux (« Aimez, profitez du temps », véritable adage de l’opus). Les nombreux duos de l’opus (Io–Jupiter, Pan–Syrinx, Iris–Mercure) jusqu’au trio de l’acte V sont autant de prétextes pour créer des situations de séductions multiples au ton varié, entre badineries inspirées de l’opéra vénitien (Mercure et Iris) aux nombreuses tournures chiasmatiques et le dialogue galant incarné chez les hautes divinités. Dans l’entre-deux de la séduction, l’ambivalence règne. La densité des personnages se construit alors, et ils emportent avec eux les Furies dont les rôles sont de servir ces grands transports.
L’équipage mobilisé ce soir au Théâtre des Champs-Élysées intègre cette dimension et offre au public un tableau des passions humaines. Il reste que dans ce jeu de l’entre-deux, l’intention doit être guidée au risque de se perdre et de ne plus être juste dans le ton, écueil également présent.
Splendide #Isis de #Lully au @TCEOPERA @talenslyriques @evemaudhubeaux une grande voix : "Terminez mes tourments, puissant maître du monde !" Bravo aussi à tous ses magnifiques camarades et au @ChoeurdeNamur pic.twitter.com/4dWwpKGXpM
— Jean BOSO (@j_boso) 6 décembre 2019
Dans le rôle-titre, Eve-Maud Hubeaux est moins la nymphe que la superbe déesse, dont elle endosse les attributs naturellement : projection aisée et large, prestance dans tout son registre, timbre époustouflant. Accablée par Hiérax, il lui suffit d’appuyer un aigu pour renverser le rapport de force. Aussi, trouve-t-elle plus difficilement une justesse dans les mélimélos du mélo amoureux dont elle fait l’objet, prenant la porte de l’exagération et du parodique comme voie de sortie (« Ciel », « Hélas » largement épanchés).
Arrivant sur scène le pas lent, la tête haute, d’une droiture raide, Edwin Crossley-Mercer campe d’emblée le tout-puissant Jupiter avec une stature qui se retrouve dans la voix. Puissante, ample et bien timbrée, elle brave les basses les plus profondes non sans panache. L’invocation des « noires ondes du Styx » bras tendu vers le sol est à ce titre remarqué. Le ton du discours parfois léger décrédibilise ce Dieu tout puissant, recadré par Junon et manifestant dès sa rencontre avec Io son tiraillement entre puissance politique et assujettissement au sentiment.
Bénédicte Tauran affirme les qualités de Junon. Dès son arrivée sur scène comme Renommée, la voix relève un contraste manifeste entre des aigus fruités effervescents et une fermeté de ton qui annonce sa fureur à venir (« Ennemis de la paix, tremblez » assez débridé). Celle-ci est incarnée avec une voix de fer au timbre argenté sur un continuo allègre en basses. La fermeté est maintenue jusqu’à la résolution finale où elle retrouve l’éclat de ses débuts. Le duo Ambroisine Bré-Fabien Hyon fait montre de complicité sur scène et offre en Iris-Mercure un couple aux badinages savoureux. La première file des lignes flûtées et un port de voix qui rend la beauté de l’air « Les plaisirs les plus doux sont faits pour la jeunesse » en même temps qu’une force de caractère où la voix s'habille parfois d’intonations exagérées. Son comparse, ténor, privilégie le timbre gaillard dans son premier duo avec Robert Gretchel (« Ne parlez pas toujours de la guerre cruelle »). Il se fait claironnant en Mercure annonçant la venue de Jupiter sur terre. Quelques inconstances dans la voix ne gâtent pas un timbre savoureux, parfois impérieux, preuve d’une conduite aussi sensible que décisionnaire.
Robert Getchell est un Apollon au timbre clair et aux aigus chatoyants ainsi qu'une Furie appliquant de manière implacable le courroux de Junon. L’incarnation de cette dernière a une jubilation grondante face aux souffrances de la pauvre nymphe. Neptune d’une fermeté considérable en récitatif, Philippe Estèphe tient le rôle du garde Argus aux nombreuses sentences avec esprit et souplesse. Reste le jaloux Aimery Lefèvre déplorant son infidèle Io. Le baryton-basse porte avec un ton quelque peu pressé et saccadé ses basses plaintives avec des vocalises parfois chevrotantes, mais montre une ferveur dans son air « Revenez, liberté charmante » avec des médiums boisés et tendres qui reprennent tous leurs esprits.
Aux côtés des solistes, le Chœur de Namur se déploie en élans agiles : « Heureux l’empire qui suit ses lois » aux trilles claironnants, l’entrain du « Courons à la chasse » aux lignes entrechoquées comme le fameux Chœur des Trembleurs sont portés avec une grande variété de ton et contribue activement à ce concert. Christophe Rousset guide Les Talens Lyriques d’une direction sobre et marqué par une grande conscience rythmique sans être rigide toutefois. Les cordes sont d’une précision d’horloger (le continuo, particulièrement redoutable !), les flûtes au timbre nostalgique et les cuivres claironnants portent haut la partition lulliesque.
De quoi susciter des applaudissements particulièrement enthousiastes.