Mort à Venise, à l'Opéra allemand de Berlin
"Achtung!" (Attention), cet énorme graffiti barbouillé en fond de scène crie d'emblée que la Venise de Britten est autant infestée par le choléra que par les miasmes de la société moderne. C'est tout le nombrilisme névrotique du monde contemporain que convoque Stuart Nunn par un décor actualisé quoique très statique, avec miroir surdimensionné et tulipes livides.
Le dernier opéra de Britten est
aussi le plus personnel, avec sa mise en abyme de l'auteur
vieillissant aux désirs homosexuels, mais aussi par l'omniprésence
de la mort qui guette le compositeur cardiaque. Dans la mise
en scène de Graham Vick dont les
provocations ont enflammé bien des scènes anglaises et américaines,
la mort crée, dès le lever du rideau, un effet de flash-back assez
habile. À la place d'Aschenbach, il fait mourir sur scène son
Tadzio, incarné ici par le jeune acteur kurde Rauand Taleb : ce voyou mignon à casquette à
l'envers est loin du gracieux noble polonais qui invite le héros à
mourir dans la version initiale de Britten et la nouvelle de Mann.
Passionné de musique contemporaine, Markus Stenz exploite avec brio les trouvailles instrumentales de cette partition hors normes dont il restitue jusqu'au délire les fêlures et les éclaboussures : la parodie de gamelan balinais avec block chinois et fouet pendant les jeux ambigus réglés par le chorégraphe Ron Howell, les accelerandi véhéments, l'éclatement des trompettes annonçant le début du choléra, le prophétique solo de basson, les notes grêles du triangle ponctuant l'instant fatal.
Dans le rôle morbide de Gustav von Aschenbach (épuisante partie taillée sur mesure pour Peter Pears, le compagnon du compositeur), Ian Bostridge, féru de Britten (The Canticles, The Turn of the Screw, Billy Budd) sait s'interroger sur le "surplus de grâce mortelle", réfléchir, désirer, décliner. Son art du legato, sa vive intelligence du texte, sa sensibilité teintée d'humour lui valent une immense ovation du public berlinois qui ne s'enthousiasme pas pour un rien.
Protéiforme à souhait, Seth Carico sollicite sans effort l'étendue de sa tessiture allant du baryton au fausset. Il affiche la sensualité d'une bête de scène sous divers avatars, le Voyageur diabolique, le Vieux dandy, l'hypocrite Directeur d'hôtel préoccupé par l'exode des clients, le Coiffeur qui prend en main le héros, Dionysos qui prône le chaos. Lui aussi remporte un triomphe amplement mérité. Quant à la voix d'Apollon, celle du contre-ténor Tai Oney, elle convainc moins les auditeurs, ne serait-ce qu'à cause de sa pureté un peu voilée lorsqu'il vante les charmes de la beauté dans un strident "Beneath a dazzling sky" (sous un ciel éblouissant).
Les autres rôles donnent le meilleur d'eux-mêmes, notamment la Vendeuse de fraises Alexandra Hutton, éblouissante soprano vibrant et vibrionnant des séductions de ces fruits contaminés qu'elle vend avec abattage. Toute une foule de comparses mortifères provoque le public : le Portier Andrew Dickinson au dynamisme espiègle et sournois, la Mère russe vigoureusement incarnée par la soprano suisse Flurina Stucki. Dans les rôles de la Fille française et de la Vendeuse de journaux, la Portoricaine Meechot Marrero a un timbre incandescent et une diction très suggestive. La colorature Samantha Britt se promène aisément entre la Dame danoise et la Chanteuse des rues. La Dame anglaise Joanna Foote a retenu l'ampleur et la générosité de Kiri Te Kanawa dont elle fut l'élève. Michelle Daly campe une Mère française qui swingue sur la vague destructrice et rivalise de présence scénique avec la Mère allemande campée par Irene Roberts et, en Cliente de l'hôtel, la prometteuse mezzo Karis Tucker. En Gouvernante russe, la mezzo-soprano dramatique Anna Buslidze fait un peu d'ombre à la Mendiante Davia Bouley dont le volume en impose moins au public.
Matthew Pena interprète avec un éclectisme convaincant l'Américain, le Gondolier, le Père polonais et l'Employé de l'agence. Les gondoliers Marwan Shamiyeh et Philipp Jekal restent subtilement ambigus, sans tomber dans le piège du kitsch vénitien. Quant aux clients de l'hôtel, le ténor taïwanais Ya-Chung Huang se distingue par sa voix lumineuse, au phrasé bien distinct, et Patrick Guetti par sa basse riche et profonde. Le solide baryton-basse Padraic Rowan se coule avec bonheur dans le Père allemand et le Prêtre lançant un "Ite missa est" lénifiant et réaliste.
Le chœur dirigé par Jeremy Bines, très à l'unisson dans le voluptueux "Row us over to Serenissima", déchaîne dans la bacchanale les énergies dionysiaques qui l'emportent sur les aspirations apolliniennes du héros. Dans sa descente aux enfers, le suicidaire Aschenbach, choisissant de traverser la lagune-Styx et de succomber à sa passion inassouvie, a des allures christiques dont Britten avait tout à fait conscience : son ultime jeu de mots "héros-Éros" pourrait servir de devise à ce spectacle prodigieusement ambivalent.