Léonard, Da Vinci Code musical au Louvre
Pourquoi La Joconde sourit-elle ? Ce soir, une réponse est apportée le temps d'un concert à l'Auditorium du Louvre, à quelques pas de la grande Exposition temporaire consacrée à Leonardo da Vinci et à quelques autres pas de la collection permanente abritant ce tableau-joyau ultime de l'Art : La Joconde (nommée ainsi d'après son mari Giocondo, dont l'étymologie renvoie symboliquement au latin jucundus : plaisant, agréable, charmant) sourit ce soir de la musique jouée en son honneur, pour elle et devant elle, chantant sa beauté mystérieuse. D'ailleurs, parmi les innombrables hypothèses et théories, plus ou moins historiques et scientifiques ayant tenté de percer le secret de ce sourire, figure en bonne place l'idée selon laquelle cet infime rictus était inspiré par la musique qui accompagnait les longues séances de pose pour ce portrait.
L'Auditorium du Louvre se transforme donc en loggia de la Renaissance avec des musiciens dans des tableaux vivants. Des images des toiles de Léonard de Vinci sont projetées sur le plateau, non seulement sur un mur du fond mais aussi au sol. Les quatre instrumentistes de l'Ensemble Doulce Mémoire et les deux solistes vocaux deviennent ainsi des personnages parcourant les décors peints, dialoguant avec les personnages, leur faisant la sérénade.
Plusieurs chefs-d'œuvre de Léonard sont ainsi projetés successivement et accompagnés en musique, le sommet de cette rencontre étant bien entendu celle entre La Joconde peinte et le chant Mona Lisa bella d'un compositeur anonyme.
Mona Lisa pulchra et nimis candida Que bene superas lac et lilium Albamque simul rubidam rosam Aut ebur indicum expolitum
Belle Mona Lisa, au teint de pur albâtre, Qui surpasses à la fois et le lait et le lys, Et la rose unissant la blancheur et la pourpre, Ou l’ivoire poli des Indes
Les tableaux et les œuvres musicales s'illustrent et se racontent mutuellement : les morceaux interprétés sont choisis pour leurs textes qui parlent d'éléments présents sur les tableaux (tandis que les images projetées zooment sur un détail dont il est question) et pour leurs climats qui semblent traduire les émotions des personnages dépeints.
Dans cette création visuelle signée Ikse Maitre, les tableaux se suivent ainsi au son de musiques contemporaines -ou presque- de Léonard, en latin, italien et français (ses pays de naissance et d'accueil). L'Annonciation, tableau de genre représentant l'épisode biblique lors duquel l'archange Gabriel vient annoncer à la Vierge Marie qu'elle est enceinte du Messie, est accompagnée par deux Ave Maria (Je vous salue, Marie), œuvres musicales du Frater Petrus et de Marchetto Cara. Pendant qu'est projetée La Vierge aux rochers c'est Saint Pierre qui est chanté (Sancte Petre d'Heinrich Isaac).
L'accouchement ayant eu lieu, dans La Vierge à l'enfant avec Sainte Anne, Marie est mère, et c'est donc l'Ave Mater Matris Dei (Salut, Mère) qui est interprété.
Le Portrait d'Isabelle d'Este fait à la sanguine et à la craie se miroite sur des chants mêlant le feu et l'eau : L'acqua vale al mio gran foco de Michael Pesenti, Non val acqua al mio gran foco mis en musique aussi bien par Bartolomeo Tromboncino que par Marchetto Cara.
Le Portrait de Ginevra Benci accompagné par la chanson amoureuse signée Hayne van Ghizeghem rappelle combien cette toile annonce le Portrait de La Joconde et les sentiments affectueux qui en émanent.
Ce dialogue entre peinture et musique est aussi le moyen de rappeler l'immense étendue pluridisciplinaire du génie de Léonard. L'exposition du Louvre montre les croquis et les esquisses où l'artiste prépare ses tableaux en dessinant les architectures complexes des bâtiments à peindre. Mais ce faisant, le génie opère également des découvertes scientifiques, invente de fabuleuses machines... et griffonne aussi des rébus musicaux ou des théories physiques sur l'acoustique. Son travail rejoignant, par la science, l'art des formes -musicales comme picturales- s'inspire de la musique aussi en tant qu'interprète : Léonard de Vinci est reconnu comme un joueur virtuose à la lira da braccio (lyre de bras, jouée comme d'un violon -c'est ce soir Baptiste Romain qui tient cet instrument).
Les musiciens du concert rôdent tels des fantômes blancs, qui font plonger dans ces tableaux musicaux comme dans une cérémonie religieuse. Dans des costumes créés par Sami Korhonen, leurs tenues immaculées ont des coupes à la fois Renaissance et futuristes (comme les inventions de Léonard). Comme les morceaux dialoguent avec les tableaux, les interprètes suivent, par leur jeu, les lignes sinueuses des paysages. Leurs harmonies sont construites comme les édifices peints. La finesse des archets rappelle celle des pinceaux, le crin plus souple (moins appuyé sur la corde) et les souffles moins timbrés dans ces instruments anciens traduit aussi le sfumato. Lira da braccio et flûte (dont joue Denis Raisin Dadre) voyagent en douceur et en chaleur sur l'harmonie impeccable tenue par harpe renaissance (Bérengère Sardin) et luth (Pascale Boquet). Comme les lignes de la peinture à l'huile se coulent sur le support des couches de pigments plus durcies, de la toile et des cadres en bois du tableau.
Les voix s’intègrent et participent tout aussi naturellement à la composition des caractères et des paysages. Le baryton Matthieu Le Levreur assied son chant toujours en douceur, cherchant les appuis et les résonances comme le peintre plongerait vers sa palette en quête de pigments plus foncés. Ses phrasés naturels ne sont pas appuyés, mais plutôt des fresques brossées. Lorsqu'il cherche à déployer davantage la voix, les accents rendent la ligne intermittente mais l'aigu serré vient s'adoucir mezza voce et il enchaîne ses séquences par un sourire, délicat.
Comme pour fixer les traits en compléments de ce sfumato vocal, Clara Coutouly sculpte un soprano très net mais qui sait aussi glisser entre les strophes pour les relier. Elle contribue ainsi et par sa justesse à renforcer la cohérence formelle de ce spectacle, dessinant les marches mélodiques (enchaînement d'intervalles similaires, montant vers l'aigu ou descendant vers le grave). Les deux solistes, chambristes et lyriques, dialoguent et s'unissent comme les plans et formes d'un tableau, à travers les différents caractères correspondant aux personnages peints, chacun avec leur langue chantée : le latin noble, l'italien souple et sensuel, le français chansonnier.
Bien entendu le concert mène au Portrait de musicien peint par le génie Léonard et ici accompagné par le génie musical de son époque, Josquin des Prés. Mais c'est bien vers La Joconde que tous se tournent, comme ces millions de touristes qui viennent chaque année, ici, en pèlerinage artistique.