Sinfonia & Sequenza de Berio à la Cité de la musique
Et la virtuosité que sa musique exige des interprètes est tout
autant une virtuosité de la composition. L’idée d’associer deux
de ses Sequenzas et son Concerto pour deux pianos à la
Sinfonia, pièce certainement la plus célèbre de Berio,
constitue de ce point de vue une démonstration magistrale. Cette
idée est menée à bien par les membres de l’Ensemble Intercontemporain, sous la direction de Matthias Pintscher, associé
pour l’occasion à l’Orchestre du Conservatoire National de Paris
ainsi qu’à Synergy Vocals, groupe confirmé et spécialiste des
œuvres avec microphone. Cependant, ce sont peut-être les solistes
qui sont vraiment à l’honneur ce soir là et, sans doute, les deux
interprètes des Sequenzas.
Magistralement interprétée par Clément Saunier, membre de l’Intercontemporain, la Sequenza X pour trompette est une pièce magique par l’aura harmonique qu’elle fait vibrer autour du jeu de cet instrument, le musicien faisant résonner certaines cordes du piano grand ouvert à côté de lui, animé par le jeu de pédales d’un pianiste muet. Comme presque toujours, chez Berio, il y a là une forte théâtralité importée dans le musical, due ici d’une part aux nombreux modes de jeu qui s’enchaînent à la trompette (trémolos, notes pédales, flatterzunge : son produit avec la langue, etc.), modes de jeux qui semblent réguler une longue incantation envoûtante, et d’autre part à l’apparition quasi irréelle des notes sans attaque qui sortent de la caisse de résonance du piano, qui forment un écrin aérien et étonnamment persistant au chant du trompettiste virtuose.
Tout aussi magique et virtuose apparaît la Sequenza VIIb pour saxophone soprano. Fine silhouette dansante dans un mystérieux halo de lumière, Rui Ozawa mène la pièce avec brio. La dualité tensionnelle de l’œuvre réside dans une étrange association, incompréhensible pour l’oreille, entre un son tenu qui semble défier la respiration et toutes sortes de modes de jeux détachés très rythmés. Cette tension trouve ici dans la présence physique de l’interprète une sorte de transmutation en une danse irrégulière qui semble imposer l’adhésion du spectateur par sa conviction.
Les deux solistes du Concerto pour deux pianos — Hidéki Nagano et Julien Blanc — servent cette œuvre difficile et exigeante parce qu’elle renouvelle les relations entre les solistes et l’orchestre : l’œuvre répond à un idéal d’une forme libre en parties enchaînées, mettant tour à tour en valeur des instruments (pianos bien sûr, mais aussi la flûte, le violon ou les cuivres). Trois moments sont particulièrement impressionnants : le début du Concerto, avec la texture incroyablement subtile que les deux pianistes rendent à merveille, la tension centrale, ensuite, dans laquelle le compositeur semble avoir inventé une sorte de voix géante de l’orchestre, la conclusion, enfin, où le son des pianos apaise le climat jusqu’au silence.
La pièce maîtresse du concert est bien sûr Sinfonia, une œuvre phare du second XXe siècle composée en 1968-69. L’une de ses caractéristiques majeures est la présence de huit chanteurs sonorisés, ce qui pose l’un des problèmes importants de la réalisation en concert (car la chose est plus aisée à résoudre en enregistrement) : l’exécution peut soit faire passer les voix au premier plan, mais la musique instrumentale risque alors d’apparaître comme un accompagnement, soit chercher un équilibre lors duquel les voix sont intégrées dans l’ensemble, au risque de ne pas tout percevoir des multiples finesses de la partie vocale. C’est ce parti qui est pris lors de ce concert, bien compréhensible même s’il peut susciter quelques frustrations, notamment pour les premier et troisième mouvements, au demeurant les plus difficiles quant à la synchronisation parfaite qu’ils exigent de la part de l’orchestre.
Pour cette exécution, la partie vocale est assurée par les huit
solistes du groupe Synergy Vocals, né en 1996 et défenseur de haut
niveau de la musique contemporaine, particulièrement la musique avec
microphones. Leur répertoire est large — Reich, Mackey, MacMillan,
Berio, Lang, mais aussi des musiques de cinéma telles que les bandes
originales de Harry Potter ou Le monde de Narnia — et
ils se sont produits sur de nombreuses scènes internationales avec
de prestigieuses formations. Deux dimensions importantes de leur palette vocale sont particulièrement appréciées durant la Sinfonia : dans « O
King », d’une part, la douce beauté de la couleur donnée à
la trame, ainsi que la précision des nombreuses et diverses attaques
qu’exige la pièce. D’autre part, dans le troisième mouvement, la fougue et
l’énergie rythmique nécessaires pour faire face à la richesse de
l’écriture orchestrale qui menace de tout engloutir (ce qui arrive
parfois quand émergent les grands clusters-grappes de sons). À cela s'ajoute la multitude de tons nécessaires pour représenter toute la
diversité de caractères présents dans le mouvement, ce qui est
encore une forme de virtuosité.
Les cinq mouvements de Sinfonia — qui reprend une forme de l’histoire pour l’interroger et dialoguer avec elle — continuent à impressionner par la virtuosité de l’écriture, que ce soit par la beauté et la légèreté des trames composées (le deuxième mouvement « O King », en hommage à Martin Luther King, mais aussi le quatrième), la fougue rythmique et l’invention des sonorités (le premier notamment avec cette sorte de cadence centrale en secousses sismiques), ou encore l’habileté du montage des plans et séquences que l’énorme mouvement central (In ruhig fliessender Bewegung) met en place en greffant sur un scherzo de Mahler une multitude de citations et d’effets sonores, ainsi qu’un texte de Beckett qui aurait peut-être mérité plus d’amplification.
L’ensemble du programme, brillant et virtuose, est dirigé par Matthias Pintscher, Directeur musical de l’Ensemble Intercontemporain, remercié par le public mais aussi, grâce à l’esprit ironique toujours présent de Luciano Berio, par l’intermédiaire d’un des chanteurs à la fin du troisième mouvement de la Sinfonia.