L'Opéra de Marseille illumine Le Château de Barbe-Bleue, Bartók en VF
Infiniment loin du pré-texte, ce livret inspiré du conte de Perrault passant par le sillage de Maurice Maeterlinck (librettiste de la version composée par Paul Dukas) et l’existentialisme du librettiste de Béla Bartók (Béla Balázs) est ici l’une des composantes essentielles de l’œuvre, sur les plans dramatiques, symboliques et sonores. La nouvelle traduction en français, signée Enikô Sombrin et Michel Pastore (qui réalise également la mise en espace), requiert une (ré)appropriation particulière des chanteurs, un soin tout particulier à la déclamation et diction française posée sur la musique de Bartók.
Cette
histoire n’est plus celle de Perrault centrée sur la désobéissance
conjugale, la curiosité déplacée et la punition, mais le drame que traverse le couple moderne, entité
aussi fragile qu’exigeante : tout savoir de l’autre, y
compris ses blessures les plus profondes. Les sept portes du château
intérieur de Barbe-Bleue sont ici ouvertes via une levée successive
de rideaux, animés par les projections vidéos de Philippe
Venault, dans le style de Vasarely
et Dali déliquescent. Le sang coule aussi lentement que la direction
d’acteurs et que coule le temps de cette journée du drame. Les
femmes de Barbe-Bleue correspondent, en effet, à des moments de la
journée : matin, midi, soir, jusqu’à la nuit incarnée dans
son costume d’étoiles par Judith, la femme de la nuit, la
dernière femme.
Le Regös (barde narrateur du prologue), Lorenzo Lefebvre, déclame d’une voix juvénile et sonore sa partie préliminaire. Omniprésent, il accompagne en permanence Judith à travers la scène, dans ses relations avec son mari, comme il accompagne le public dans cette histoire, lui prenant sans cesse la main pour se faire médiateur culturel.
La Judith de la soprano Chrystelle di Marco déploie une voix longue, étirable et modulable à la demande d’un texte qui exige le cri comme un murmure et le murmure comme un cri. Le vibrato devient hybride, un peu surréel, de bruit et de chant, en écho à l’environnement visuel. Un travail particulièrement audacieux du souffle lui permet, en plus de faire varier les couleurs, d’opposer rapidement, une projection extérieure, classique, à une projection intérieure, particulièrement saisissante. Le personnage parle depuis ses « tripes », depuis le goût de son chant, et veut, obsessionnellement, faire la lumière, la projeter partout.
Le baryton-basse Nicolas Cavallier est un Barbe-Bleue tout en statuaire et stature, physique et vocale. Il est l’incarnation de l’atemporel, dont les cheveux blancs ont une éternelle jeunesse (lui qui se nourrit du temps que lui donnent ses quatre épouses). Il semble suspendre le cours de l'histoire par les longues résonances de sa voix, qui deviennent un écho étrange, comme celui de son passé. L’articulation, parfois imprécise, est suivie du public avec les sur-titres, le chanteur privilégiant un timbre noir-profond, constellé de précieuses aspérités.
L’Orchestre Philharmonique de Marseille, en formation rutilante, est placé sous la baguette engagée de Jean-Philippe Dambreville. L’œuvre a le même format concis que Didon et Enée de Purcell, elle ne cesse d’intensifier une force lente (qui commande l’ensemble des déplacements des protagonistes tout comme l’écoute immergée de l’auditoire) de plus en plus intense, insoutenable. Le chef parvient à installer dès la première note la scansion marquée qui se déroulera à chaque ouverture de porte. La fosse, même tonitruante, respecte dans son détail la précision rythmique de la diction : rappelant les nombreux chorals de cuivres, dignes des grandes portes (de Kiev) extraits des Tableaux d’une exposition de Moussorgsky.
Les auditeurs plongés dans les dédales de ce château en ressortent en applaudissant longuement les protagonistes.