Don Giovanni à Saint-Étienne ou l’allégorie d’une débauche atemporelle
Dans sa note d’intention, le metteur en scène Laurent Delvert explique d’ailleurs clairement sa vision du “Donjuanisme” : pour lui, plus qu’une posture, ce mot désigne avant tout une “pathologie” liée à une carence affective maternelle. Ainsi, Don Giovanni serait avant tout un homme malade, cédant au moindre désir charnel par manque de repères et de règles fondamentales. Une vision “médicale” qui se double chez Laurent Delvert d’un autre parti pris : celui de faire de ce Don Juan pathologique un homme des temps modernes, d’autant plus attiré par la chose féminine et le peu de manières que la société actuelle est marquée “par la violence et une surconsommation du sexe” (dixit la note d’intention). Don Juan est même de nature propre à intégrer le fameux Club des 27, ose carrément le metteur en scène, en référence à ces chanteurs morts dans leur 27ème année (Jimi Hendrix, Jim Morrison, Kurt Cobain…) après de courtes vies d’excès et de débauche en tous genres.
Ambiance sombre, urbaine et insécuritaire
De cette vision ressort ainsi une mise en scène particulièrement moderne, en effet : sur le plateau, un décor unique censé représenter un espace urbain (comme un genre de dessous de pont), à renfort de bancs, de grillages et de grand candélabre. Sur les murs apparaissent des écrans de télévision diffusant une chaîne d’information en continu (espagnole, car l’on est à Séville), mais aussi de grandes affiches publicitaires qui ne passent pas inaperçues : ici la promotion de burgers à bas prix, là de la lingerie pour ces dames, plus loin de la publicité pour un parfum de grande marque. Pour sûr, voilà donc bien un environnement actuel, auquel se raccordent les blousons de cuir, tee-shirts et baskets des différents protagonistes (qui jouent aussi avec leur smartphone sur scène). Un environnement aussi marqué par l’insécurité (le spectacle débute d’ailleurs par une scène d’agression), où les femmes défilent court-vêtues, parfois totalement dénudées (telles ces danseuses venues charmer le séducteur). Autant de symboles voulus d’une jeunesse sans codes, donc, convenant bien en l’occurrence à la philosophie d’un Don Giovanni ouvert à tous les excès.
Pourtant, cette idée de contemporanéité ne semble pas ici être poussée jusqu’au bout. Ou alors confusément. Là où la majorité des protagonistes sont vêtus à la mode d’aujourd’hui, d’autres revêtent des robes et capes semblant sorties d’un autre siècle. Du reste, la présence d’une cabine téléphonique (à usage d’aquarium !) intrigue, ces édicules ayant aujourd’hui disparu de nos paysages urbains. Ces cohabitations d’époques montrent que le mythe de Don Juan est atemporel et s’affranchit largement du cadre qui l’entoure. Cela se fait au grand dam des partisans de l’esthétisme le plus pur, celui-ci étant totalement effacé au profit de la noirceur la plus austère.
Don Giovanni et Leporello à leurs aises
En loubard à la veste de cuir et au cœur de pierre, Michał Partyka, déjà applaudi ici il y a deux ans en Eugène Onéguine, est un Don Giovanni convaincu. Le jeu de scène est appliqué (visage malicieux et mains baladeuses), et le chant plein de vigueur et de chaudes intonations. Si la voix n’est pas des plus profondes, le baryton polonais use de son timbre soyeux avec un appréciable souci de la variété des couleurs et nuances, seyant au côté séducteur du personnage (dont la mort finale précède d’ailleurs immédiatement le baisser de rideau, le sextuor final n’étant ici pas présenté, conformément à la version de l’ouvrage dite de Vienne). En Leporello, Guilhem Worms se distingue par un sens de la théâtralité et par son entière présence vocale, sa voix de baryton-basse prenant d’autant plus de relief à mesure qu’elle se frotte au bas de la portée. Le Commandeur de Ziyan Atfeh laisse quelque peu sur sa faim : certes, la basse syrienne possède la carrure du rôle et la technique vocale est bien rodée. Hélas, si la voix claire est vaillante dans le medium, elle a tendance à perdre en robustesse dans le grave, empêchant le rôle de gagner les ténèbres attendues.
En Don Ottavio, le ténor Camille Tresmontant s’illustre lui par un chant noble et vif à la fois, le baryton Matteo Loi campant de son côté un efficace et dynamique Masetto, servi par une voix incisive ne rencontrant guère de difficultés dans la diction (nationalité italienne du baryton aidant).
Touchante et fraîche Zerlina
Chez les dames, la touchante et fraîche Zerlina de la soprano Norma Nahoun déploie sa ligne de chant chatoyante et agréablement homogène sur l’étendue de la tessiture. En Donna Elvira, Marie-Adeline Henry est pleinement engagée dans son rôle de femme dupée et blessée, avec de crédibles élans de fureur. La soprano française ne manque pas de coffre, et dévoile une voix ample qui ne peine pas à se faire entendre dans le grave, mais c'est aussi le cas dans l’aigu, à l’excès, un manque de contrôle dans l’émission conduisant à des sonorités par trop fortes et stridentes. En Donna Anna, Clémence Barrabé revêt ce qu’il faut de solennité dans le jeu de scène, et dévoile un soprano de caractère, riche de relief et de couleurs.
Dirigés par Giuseppe Grazioli, nommé Chef principal de la phalange stéphanoise en avril dernier, l’Orchestre Symphonique et le Chœur Lyrique Saint-Étienne Loire livrent une interprétation dynamique et pleinement maîtrisée de l’ouvrage, malgré des attaques de phrases manquant parfois de tranchant dans l’orchestre, et une diversité de nuances pas toujours suffisamment appuyée pour créer une vraie balance entre les diverses émotions. Mais pas de quoi gâcher le plaisir d’un public visiblement conquis au baisser de rideau, des applaudissements nourris venant saluer la première de cette nouvelle production de l’Opéra de Saint-Étienne.