Wagnermania à la Philharmonie de Paris
Depuis le temps où Wagner fit construire par Louis II de Bavière un temple dédié à son œuvre, le Palais des festivals de Bayreuth où ses héritiers se battirent pour maintenir autant que possible un monopole sur l'interprétation de son catalogue, l'œuvre du maître a largement quitté son Saint des Saints pour être joué à travers les plus grandes salles d'opéra mais aussi des lieux insolites, ou inattendus. En témoigne à soi seule cette première tournée 2019/2020 de l'Orchestre national d'Île-de-France qui -fidèle à son nom et à son projet- a offert Bayreuth à Massy, Provins, dans un autre lieu sacré mais pour la musique baroque et royale : l'Opéra Royal de Versailles (notre compte-rendu) et pour finir le lieu de résidence de la phalange instrumentale, la Philharmonie de Paris (récent haut lieu wagnérien, Gergiev y dirigeant une Tétralogie sur deux années).
Et si tout commençait par la fin : pour sa première programmation qui inaugure son mandat, le nouveau Directeur musical Case Scaglione (qui succède à Enrique Mazzola parti à l'Opéra de Chicago) choisit la musique de Wagner (qui, par ses dimensions, sa richesse harmonique et son tissu musical est comme un aboutissement de la musique romantique et de ce qui peut être demandé à un orchestre). A fortiori sachant que le concert commence par l'ultime opus de Wagner, Parsifal.
Pourtant, l'orchestre et leur nouveau chef semblent déjà en accord, même sur ce riche répertoire : instrumentistes et direction sont aussi nobles et délicats qu'animés et précis. Les solistes et différents pupitres ne cherchent pas à ressortir mais à dialoguer entre eux, le son n'est pas sculpté individuellement mais collectivement épaissi (au risque de quelques départs et tutti brouillons, outre des vibratos hétérogènes et des archets désynchronisés dans les acmés rythmiques).
Tout commence in medias res : au milieu des choses, en plein milieu du drame (selon ce concept consistant à plonger immédiatement le spectateur dans l'action en cours pour la Tragédie grecque, genre fondateur pour le projet de Wagner). "Tout cela je l'aurais rêvé" chante Parsifal au milieu du deuxième acte, ici pour ouvrir le concert. Sa ligne vocale se file immédiatement avec celle de Kundry et avec les instruments de l'orchestre, tissant la mélodie infinie de Wagner. Les deux voix d'abord tendres et délicates sont pourtant d'emblée amplement articulées et largement vibrées, amplifiant encore davantage la largesse et la largeur des deux ambitus et des larges intervalles balayés. À ce titre, la palme revient à Michelle DeYoung car elle revient incontestablement à Kundry et en particulier à son lachte (j'ai ri du Christ) légendaire qui passe du suraigu au grave profond en deux notes, deux syllabes. Pour ce faire, son phrasé est appuyé, son assise vocale est chaude, ses aigus un peu élevés mais sa tendance à ramener vers soi le menton se transforme alors en tension pour préparer les élans vers les sommets.
Campé en arrière, Simon O'Neill assied un impressionnant coffre grave, même s'il l'engorge quelque peu lorsqu'il sert d'appui pour monter vers l'aigu, fort couvert. Le chanteur avance physiquement d'un grand pas pour projeter son aigu dans toute la salle, retentissant avec les terribles coups de poignard : "Die Wunde" (la blessure de l'amour et du Christ), puis, incarnant Siegmund, un immense "Walse" (son père), puis un second plus puissant encore.
Les deux solistes vocaux placés de part et d'autre du chef sur sa plateforme s'envoient des gestes furieux ou enjôleurs, des regards braisés et des baisers. Même le fait de boire de l'eau entre deux morceaux construit une dramaturgie, les bouteilles de plastique se transmuent en calices où chercher la guérison des péchés et des peines (les deux chanteurs sont un peu éprouvés vocalement à l'issue de cette tournée, Madame se crispant à mesure, Monsieur toussant discrètement entre deux phrases).
La dramaturgie est avant tout servie par la continuité esthétique que Wagner compose dans sa musique et son drame, à travers les opus. Les amours de Parsifal et Kundry, de Tristan et Isolde, puis Siegmund et Sieglinde offrent une progression des passions. Même dans le désordre des opus (au sens chronologique) un drame se recompose, partant de l'amour pur et tenté (Parsifal par Kundry), sombrant dans le péché de Tristan et Isolde jusqu'à l'inceste des jumeaux. Un opéra imaginaire, couronné par une véritable acclamation du public.