Roberto Alagna remplacé en cours de représentation pour Don Carlo de Verdi, triomphal à Bastille
Une grande crainte traverse toujours le public à l'opéra lorsqu'un employé s'avance sur la scène avec son micro : une entrée qui annonce un problème dans la production, une annulation, un artiste souffrant. Le public se fige alors, anxieux, d'autant plus pour les très rares occasions -comme en ce soir de première- où l'annonce intervient après le premier entracte, juste avant que le spectacle ne reprenne. Le choc s'abat alors sur l'assistance, comme il s'abattait une heure plus tôt sur Elisabeth interprétée par Aleksandra Kurzak. Le personnage perdait son mari promis, l'interprète perd -pour les actes restants- son mari à la ville : Roberto Alagna. Le chanteur avait tenu -sans faire d'annonce avant le spectacle- à chanter bien que souffrant, mais il doit renoncer au reste de la soirée. Pourtant, le ténor (qui a connu plusieurs soucis vocaux ces dernières saisons, notamment sur cette scène) semblait jusque là dans l'une de ses bonnes formes actuelles, affirmant ses lignes par des voyelles très ouvertes, appuyées sur des consonnes marquées. Certes, durant ces deux premiers actes, quelques notes en cours de phrases semblent sur le point de perdre leur contrôle, mais même l'aigu sait alors savamment, soit se couvrir soit s'adoucir. Les prières sont très intenses et ses cris d'amour lyriques. Prouvant même son apparente forme vocale, il tient très longtemps la dernière note de son premier air, avant de démultiplier plusieurs figures rythmiques en sachant les adoucir en fins de phrases (comme d'habitude lorsque Roberto Alagna chante en soliste à Bastille, c'est lui qui imprime son tempo à la fosse). L'amour impossible entre Don Carlo et Elisabetta di Valois, le duo avorté de leur amour rend Aleksandra Kurzak d'autant plus émue et touchante. Le grave endeuillé s'en ressent. Il s'appuie sur un parlé-chanté, alors que l'arioso est peu audible. La soprano se ménage pour les arias, l'aigu se réduisant en richesse mais gagnant en vibrato. Le lyrisme qu'elle déployait la première, comme pour encourager sa moitié, revient finalement, s'accorder à la blancheur de sa robe de mariée dans les aigus, à sa sombre robe de deuil dans les graves.
Les manifestations de déception dans le public se combinent donc à l'étonnement face à cette annonce terrible, mais elles sont suivies par des encouragements destinés à Sergio Escobar, ténor remplaçant qui vient permettre au spectacle de continuer. De grands efforts sont d'abord nécessaires pour maintenir cette bienveillance et se rappeler combien la tâche est difficile, face aux premiers aigus qui se serrent voire s'étranglent. Toutefois, la couleur vocale est d'emblée solaire et surtout, l'interprète trouve ses marques après le second entracte. La voix reprend vigueur, son assise et un médium voisé, sachant aussi adoucir les aigus. Le ténor finira applaudi au rideau.
L'Opéra de Paris avait donc bien prévu une doublure pour ce soir (contrairement à Lady Macbeth du district de Mzensk, certes autrement plus difficile à distribuer) et même une doublure engagée pour cette seule soirée (Michael Fabiano, le Don Carlo du second cast sera prêt à intervenir si besoin pour toutes les autres dates, mais il était encore requis par la dernière représentation de Manon au Met ce 26 octobre). L'Opéra avait même très bien prévu son affaire : le substitut a les costumes à sa taille et il a même été filmé pour la vidéo de la scène finale. C'est Alagna qui souffre en vidéo au début, c'est Escobar qui (toujours en film noir et blanc) met le pistolet sur sa tempe juste avant le rideau final.
Don Carlo cachait donc sa douleur, souffrait en silence comme son personnage pénitent, encore davantage avec le changement apporté à la mise en scène entre ses deux versions. L'Opéra national de Paris reprend en effet la mise en scène créée il y a deux ans par Krzysztof Warlikowski avec un casting All-Stars (notre compte-rendu). Il s'agissait alors de la version en français de l'opus (Don Carlos), ici donnée en italien (Don Carlo) mais également en cinq actes. De fait, hormis les quelques changements liés aux différences dans la partition musicale, la variation se situe au début et "uniquement" dans le costume de Don Carlo. Pourtant, il reconfigure le sens de cette lecture scénique. Don Carlos troque son pull immaculé d'enfant sage pour une sombre tenue de curé. Cette proposition présente toujours Don Carlo torturé et suicidaire au premier acte, le reste pouvant donc toujours être vu comme son flash-back, revivant les événements dramatiques. Mais cette mise en scène plaçant l'action d'emblée dans le cloître de Saint-Just et s'y achevant, elle fait aussi du drame la grande confession du pénitent Don Carlo entré dans les ordres pour survivre à son âme en désordre. Dans la grande boîte de bois, de marbre et de fer sur ce plateau, les panneaux glissent et coulissent pour faire surgir les illusions et les menaces (la fiancée devenue mère, le Roi, le père, le peuple) : comme les tiroirs de la psyché ou d'un rêve, avec ses péchés. Don Carlo vit une tentation de Saint-Antoine, hallucinant ses démons. Il recherche une femme mais trouve une Sainte (Elisabeth qui le repousse par devoir) ou une tentatrice (Eboli). Il cherche ses pères et ses re-pères : le Roi, son grand-père Charles Quint aussi fragile que le papier mâché de son buste qui trône sur le Parlement, Dieu le Père.
Comme pour la version stellaire en français qui avait fait triompher Garanca et Tézier, ce sont ici les voix plus graves qui remportent les suffrages, avec le couronnement pour la Princesse Eboli d'Anita Rachvelishvili et le Roi Philippe II de René Pape.
Anita Rachvelishvili convoque le génie de son rôle-référence : Carmen, s'épanouissant dans cette Princesse qui fume, déploie des trilles et ornements très amples, tout en dominant son gynécée d'escrimeuses. Puis, soudain, un immense grave poitriné, un râle lyrique crucifie l'auditoire, qui ne peut retenir une inspiration impressionnée. La voix conserve cette ampleur vers un médium puissant et jusqu'à l'aigu (certes plafonné, un peu). Son grand air "O Don fatale" porte si bien son titre avec cette interprétation de tragédienne sur-puissante, enchaînant sur la douce tristesse du sacrifice, par une voix aussi longue et liée qu'intensément vibrée. Elle est secondée comme par une lieutenante avec Eve-Maud Hubeaux dans le rôle de Tebaldo. Son mezzo est couvert, intense, au timbre chaud sur toute la tessiture, projetée avec une amplitude généreuse et gagnant rapidement en harmoniques sur tout son spectre.
Filippo II est incarné par René Pape, royal. Un Pape qui domine l'inquisiteur vocalement mais sait montrer aussi la faiblesse du roi face à l'emprise religieuse. Les tourments de ce roi mal-aimé par sa femme, son fils, son peuple et son Dieu sont rendus par l'intense projection dès le murmure, via le mezza voce et vers la voix ample et pleine. Celle-ci n'a pas besoin de chercher le décibel pour se déployer pleinement dans la grande nef acoustique de la Bastille. Face à lui, Vitalij Kowaljow n'a pas les notes les plus graves d'Il Grande Inquisitore, mais son médium sombre sait monter vers un aigu appuyé. Sava Vemić impose, juste après une note déraillée, un Frère marqué et très projeté sur un souple legato.
Étienne Dupuis campe son Rodrigo tout en droiture et noblesse, de port comme de voix. Très homogène, la ligne s'allonge et s'élargit progressivement avec velouté, couleurs et certitude. Son grand air de mort marie la projection intense du sacrifice et le mezza voce morendo, apaisé sur un lit de harpe et de flûte, le souffle long. Il Conte di Lerma permet à Julien Dran de creuser davantage ses propres graves et sa projection, noble et aisée dans le médium (à s'en étonner qu'il tienne des parties de ténor léger).
Les députés flamands, mains sur le cœur et voix fermement projetées, portent haut les couleurs de leur pays (et de l'Académie de l'Opéra de Paris, qui continue à former la plupart d'entre eux). Il se confrontent avec les Inquisiteurs, ceux-ci privilégiant à dessein les graves, non moins valeureux. Tamara Banjesevic est assurément "Una Voce dal cielo", se distillant avec la harpe depuis les hauteurs de la salle, par des aigus placés.
L'autre grand triomphateur de la soirée est le chef Fabio Luisi qui imprime sa patte sur la partition et l'Orchestre de l’Opéra national de Paris. Les couleurs et nuances varient avec intensité et dramatisme, y compris en cours de phrasés. Les cordes souplement élancées et soulevées suivent ses gestes délicats avant qu'il ne se tourne vers les cuivres, les griffant des doigts pour obtenir des éclats poignants. Les bois, notamment dans l'aigu, et les harpes parachèvent les douceurs des résonances. Un accompagnement également parachevé par la direction des chœurs maison. Voulus très statiques par la mise en scène, formant un peuple bien rangé derrière des barrières de velours (pour rester loin du pouvoir), les voix sont homogènes,très en place et résonnent sans effort. Même les combats d'escrime visent, avant toute vraisemblance, à cliqueter en rythme avec la musique.
Toutefois, c'est ici une arme à feu qui a les derniers mots. Dans Don Carlo, un personnage se sacrifie pour que l'autre puisse régner. Côté personnages Rodrigo succombe en effet (au tir d'un sniper) pour que Don Carlo devienne un roi magnanime. Côté interprète, c'est un ténor qui succombe ce soir à son feu vocal, pour que triomphent un Roi et une Princesse.