Le Ring à Berlin I : L'Or du Rhin dans un fleuve toujours nouveau
L’Anneau du Nibelung mis en scène par Guy Cassiers revient au Staatsoper Berlin mais fête pourtant sa première dans l’Opéra d’État Unter den Linden (« sous les tilleuls ») : la production également conçue pour La Scala avait pris ses quartiers berlinois dans le Schillertheater pendant les lourds travaux de réparation (2010-2017). La mise en scène épurée et abstraite de Cassiers (parue sur DVD en 2014) matérialise, avec vidéos et danseurs, les apparitions de la nature et les métamorphoses provoquées par le Tarnhelm (le heaume magique), contrebalançant le manque délibéré de mouvement scénique en illustrant, commentant ou élaborant les relations des personnages.
Daniel Barenboim, le seul chef à diriger cette production, complète lui aussi le tableau, valorisant le potentiel de jeu et d’action dans la partition wagnérienne. Sa puissance est évocatrice. Il emploie avec modération les grands effets au volume assourdissant, les pauses et silences prolongés. Le tempo dramatique prend son temps (2h38, une fourchette haute pour l'opus) mais ne perd jamais en intensité. Lors de cette première soirée, Barenboim révèle le premier de ses secrets d’interprétation : son orchestre ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve et ne répète aucune phrase ou aucun motif sans changer d’expression, de dynamique ou de couleur (même si la texture orchestrale très transparente est entachée de nombreuses approximations).
Pour la Tétralogie, Barenboim a engagé ses chanteurs fétiches. Depuis 2016, seulement cinq noms se sont rajoutés au casting, dont le plus remarqué est sans doute Michael Volle. Après des interprètes notables comme René Pape, Terje Stensvold et Vitalij Kowaljow, Volle récupère les trois Wotan d’Iain Paterson (qui l’a remplacé en 2016 et qui reprendra en revanche les trois rôles à Bastille). Son instrument est d’une endurance et d’un équilibre de couleur vocale hors du commun –tant et si bien que son travail dynamique risque de moins s’apercevoir. Son adversaire dramatique et vocal est l’Alberich de Jochen Schmeckenbecher qui ne rend pas une seule phrase, musicale ou textuelle, sans en moduler l’expression. L’abondance de détails convainc les spectateurs de la portée dramatique dans chacune de ses répliques. D’autant plus frappante devient ainsi l’apparition-élévation extraterrestre d’Anna Larsson en Erda, déesse-mère de la Terre : comme elle monte majestueusement des dessous du plateau, son chant dense et bien projeté s’étend vers le haut registre, tout en gardant son ton de deuil. Elle contribue ainsi à l’étrangeté (et à l’importance dramatique) de ce moment prolongé au milieu de la lutte entre amour et pouvoir, et contraste avec la mezzo russe Ekaterina Gubanova en Fricka, qui partage en partie son chagrin, mais qui partage aussi à égales portions ses émotions changeantes : supplication et souci, sympathie et soulagement. En outre, Gubanova partage avec sa compatriote Anna Samuil en Freia non seulement l’urgence mais aussi le timbre clair et chaleureux, ce qui rend crédible la parenté des deux sœurs. La sororité vocale se manifeste de plus dans le trio des Filles du Rhin, comme fait d’une seule pièce vocale (et peu individualisé par la mise en scène) : Evelin Novak (Woglinde), Natalia Skrycka (Wellgunde) et Anna Lapkovskaja (Flosshilde), toutes les trois aux timbres charpentés et carillonnants, enjouées et investies dans leurs répliques.
Côté frères, l’auditoire applaudit avec ferveur Matti Salminen, dont le portrait touchant de Fasolt évoque ses semblables-basses qui, malgré leur grand âge, tombent sincèrement amoureux : Prince Grémine, Roi Marke, Roi Philippe II. Salminen bénéfice du même statut royal, par sa stature comme par sa voix puissante avec sa diction précise et naturelle, déployant un vaste éventail de caractérisation et d’émotions, sans perdre en spontanéité ni authenticité. À ses côtés, Falk Struckmann (Fafner) campe un frère cadet vigoureux et négociateur, tirant le maximum de ses interventions par sa sûreté rythmique et la puissance de son baryton-basse.
Fraternels, Froh et Donner le sont aussi. De la bouche de Roman Trekel, qui réapparaîtra une semaine plus tard en Gunther, émane le tonnerre vocal d’un baryton sûr et bien charpenté, tandis que confier le rôle de Froh à Simon O’Neill est un luxe : il reviendra le lendemain en Siegmund et en offre un acompte avec le chant clair de ses lignes musicales.
Wolfgang Ablinger-Sperrhacke déploie en Mime un jeu vocal et gestuel, ainsi que l’attention juste envers les accents et rythmes de sa musique, lorsqu’il met en scène sa jérémiade autour d’un plateau (méta-théâtral) sur scène. Ce qui semble importer plus à Mime lui-même qu’aux deux visiteurs au Nibelheim est d’une part signe de l’orgueil naissant du personnage (qui signera finalement sa mort dans Siegfried), de l’autre sa tentative de persuasion (et un jeu d’acteur afférent) qui indique une analogie insoupçonnée entre Mime et Loge : les deux personnages (ténors) maltraités par Schwarz-Alberich (l’Alberich noir, frère de Mime) et Licht-Alberich (Alberich de la lumière, surnom de Wotan). D’autant plus puisque l’interprète de Loge s’attaquera quelques jours plus tard au Mime dans Siegfried.
À l’inverse de Mime, la manipulation par Loge est couronnée de succès et Stephan Rügamer parvient de manière impressionnante à s’adresser en même temps à plusieurs destinataires différents : aux spectateurs et aux dieux (qu’il arrive à convaincre ou manipuler). C’est donc sans surprise que Loge, par ses gestes et par ses énoncés performatifs, semble parfois même « diriger » les dieux, leur vieillissement et leur perte de vigueur, et que lui, plus que tous les autres, va de pair avec les danseurs. Vocalement, la teneur du ténor est justement une capacité de varier à souhait : ses phrases courtes ou longues, son approche pensive ou mordante, tout est rendu par un instrument organiquement multicolore et idéalement projeté, spontané et malléable, comme la représentation dans son ensemble.