Carmen féministe par Barrie Kosky à Copenhague : her-story contre history
Parmi les différentes versions de ce célèbre opéra (avec récitatifs ou dialogues parlés, en français ou traduit, ou bien un peu des quatre solutions mélangées), Barrie Kosky a choisi de présenter l’opus sans dialogues (ni parlés, ni chantés), mais avec une voix off. Le texte, rendu ici dans un danois sensuel par l’actrice Maria Rich, mêle des textes et didascalies des librettistes Meilhac et Halévy avec d’autres morceaux tirés de la nouvelle originale de Mérimée. Si le spectateur regrette parfois l’absence de scènes qui montrent les premières rencontres, les conflits et les transformations des personnages –d’autant plus que la direction d’acteur souligne plutôt la séparation que l’interaction– le concept concrétise l’idée de herstory, un néologisme intraduisible formulé par le féminisme anglophone : herstory ou « histoire à elle », par opposition à history (qui signifie histoire mais qui contient aussi le masculin possessif his), « histoire à lui ». Cette histoire à elle est ainsi rendue au personnage-titre, qui revit, invente et (surtout) dirige les épisodes à l’aide de six danseurs, chorégraphiés (à l’espagnole ou façon pantin) par Otto Pichler. Cette Carmen ne meurt pas, (elle ne va pas jusqu’à tuer), mais elle se lève, hausse les épaules, et puis : rideau.
Si les metteurs en scène s’imposent aujourd’hui peu de restrictions en s’attaquant aux classiques du répertoire, il est toutefois moins fréquent que l’on touche à la musique. Ici, même les mélomanes férus se retrouvent surpris (voire égarés) par la version présentée, qui n’épargne même pas le prélude (entrecoupé de voix off), la Habanera (mélangeant la version finale avec une version antérieure abandonnée), ou le duo final (modifié pour préparer la "résurrection" de Carmen).
Katrin Lea Tag concrétise les idées de Kosky par un très large escalier et des costumes qui vont de l’iconographie traditionnelle et luxueuse (l’habit de torero noir scintillant ou doré d’Escamillo, les manteaux militaires de Don José parmi d’autres), aux tenues en noir et blanc-gris ou gris des ouvriers, jusqu’aux apparitions visiblement symboliques : Micaëla en robe blanche-vierge, Carmen –un caméléon selon Kosky– habillée tour à tour en homme (en toréador ou en chemise blanche et cravate), voilée en robe noire traînante (le tableau final), ou au début en costume de gorille (!) – comme Marlene Dietrich dans Blonde Vénus (1932).
La mezzo canadienne Michèle Losier incarne Carmen et fait bon usage de la direction d’acteur, avec les facettes que lui offre le rôle, y compris un rire théâtral qui fonctionne comme son mécanisme de défense face au destin. Son instrument est équilibré jusqu’aux graves, éclatant dans les aigus, capable d’une caractérisation discrète, d’un legato soigné et de porter sans fatigue l’étendue émotionnelle du personnage –à la fois sûre et solitaire, sensuelle et stoïque– durant les trois heures et vingt minutes de spectacle. À ses côtés, Migran Agadzhanyan campe un Don José passionné (mais pas excessivement violent). Si le ténor arménien doit forcer les notes au-dessus de la portée (ou les chanter en fausset, dans l’air de la fleur), il se montre de plus en plus soigneux avec les phrases musicales et textuelles, ainsi qu’avec son timbre.
Dans le rôle de son rival, la basse biélorusse Anatoli Sivko présente un Escamillo qui n’est ni pathétique, ni trop machiste, mais avec qui l’on pourrait sympathiser. S’engageant dans la chorégraphie des danseurs (qui le porteront peu après comme une figure de proue), il impressionne plus par sa maîtrise, de soi et de ses aigus pleins et fiables, que par ses nuances, bien qu’il finisse par se radoucir envers Carmen.
Vocalement, la Micaëla de Gisela Stille a mûri par l’expérience d’une Agathe, d’une Desdemona ou d’une Mimì. Elle parvient à maîtriser et unir ses aigus larges, retentissants (et parfois quelque peu opératiques) avec un registre bas moins puissant, rendant son aria du troisième acte par une impeccable coordination avec l’orchestre tâtonnant, maintenant l’intensité au-delà des phrases et des sauts magnifiques entre les registres.
À cette première distribution, qui emprunte à la seconde Magnus Ingemund Kjelstad (baryton clair dans les deux rôles de Dancaïre et Moralès), s’ajoute une drôle de bande, qui se jette avec enthousiasme dans la chorégraphie : la Mercédès de Kari Dahl Nielsen (jeune mezzo norvégienne au timbre séduisant) et en Frasquita Margaux de Valensart (soprano belge dont l’instrument équilibré possède une qualité merveilleusement tranchante), ainsi que Fredrik Bjellsäter (un Remendado au ténor bien projeté) et, en Zuniga, Kyungil Ko, qui rend ses interventions avec les accents dramatiques et pertinents d’une basse bien timbrée.
Alerte face aux besoins des solistes et aux surprises entrelacées par le metteur en scène, Alexander Vedernikov (chef principal de l’Orchestre royal) rend la partition de Bizet avec une verve de dramaturge qui gagne des applaudissements spontanés dès le milieu du prélude. Son interprétation exhibe une texture polyphonique et chaleureusement amoureuse. Sa direction profite également aux chœurs –d’hommes, de femmes et d’enfants– qui suivent ses dynamiques travaillées, depuis le quasiment inaudible jusqu’aux puissantes scènes de masse.