La Folie Hamlet à l'Opéra de Nantes
Ce n’est pas le doute, c’est la certitude qui rend fou” Friedrich Nietzsche
Dès les premières notes de l’ouverture (roulement de timbales,
frémissement des cordes), Hamlet est présent sur scène. Dégaine
négligée, habillé d’un pantalon noir et d’un débardeur blanc,
pieds nus, il vit comme un reclus dans un lieu clos, sorte de
catacombes où se trouve juste une paillasse. Il tue le temps en
dessinant à la craie des têtes de mort, s’abandonne à l’ivresse.
Il entretient un lien étrange avec la mort en jouant avec les
cendres de son défunt père conservées dans une urne funéraire
qu’il idolâtre. Cendres qu’il jettera par la suite au visage du
traître Claudius dans un geste d’une extrême violence. Dirigé
magistralement par Frank Van Laecke, il prend les traits d’un
illuminé dépressif, en proie à des accès de désarroi (notamment
lorsqu’il est face à Ophélie) ou de délire (lorsqu’il
s’automutile). Le tour de force est de le laisser omniprésent sur
l’avant-scène afin de suivre son cheminement psychologique. Les
actions extérieures se passent dans un second espace, délimité
par un cadre, avec un plateau incliné pour donner une perspective profonde : sacre du nouveau couple royal, banquet aux allures
orgiaques, pantomime burlesque, suicide poignant d’Ophélie et sa
mise au tombeau.
Frank Van Laecke construit une mise en scène efficace, sans artifices mais qui regorge d’idées propices à surprendre et émouvoir le spectateur. Ainsi cette extraordinaire pantomime intitulée « le meurtre de Gonzague » orchestrée par Hamlet lui-même pour dire qu’il connaît la vérité, suite à l’apparition spectrale de son père. Frank Van Laecke renoue avec le burlesque et la tradition shakespearienne du comique dans le tragique. C’est le seul moment de détente dans cette pièce sombre et cruelle. Comme à l’époque élisabéthaine, les acteurs sont exclusivement masculins (avec un rôle de travesti pour la Reine) habillés comme des bouffons, parodiant le crime alors que la cour et le couple royal observent, répartis dans la salle. L’effet est saisissant, comme pour la fameuse scène de folie d’Ophélie : pas de vivants, pas d’eau, mais des squelettes alignés, assis, habillés de noir, crânes illuminés, auxquels Ophélie offre des fleurs avant de se lover dans les bras réconfortants de l’un d’entre eux. Comme pour Katia Kabanova (donné à Rennes, avec le même metteur en scène), c’est un halo blanc et intense dans lequel plonge la jeune femme qui suggère la noyade. Les lumières (créées également par Van Laecke) sont ainsi exploitées avec subtilité pour évoquer les changements de lieu ou d’atmosphère. Le spectre du Roi, outre un effet de voix amplifiée aux intonations d’outre-tombe, se matérialise non pas sur scène mais par une lumière intense, un peu « divine ». Les costumes conçus par Philippe Miesch sont contemporains : costumes-cravates pour les hommes, robes de soirée pour la Reine et ses dames. Ophélie porte une robe blanche, souillée de boue lorsqu’elle va se noyer, qu’elle enlèvera et déposera tel un linceul sur le lit d’Hamlet.
Le travail sur le jeu des acteurs est parachevé en un théâtre musical par la performance des chanteurs. Le rôle-titre est interprété par le baryton américain Kevin Greenlaw, capable de transcrire les multiples facettes d’un personnage tourmenté grâce à une voix ample au legato et à la prononciation modèles, voix aisée au timbre viril, lui permettant des nuances variées et subtiles. Le rôle d’Ophélie est confié à la soprano canadienne Marie-Eve Munger. Sa voix est intelligemment modulée et vibrée avec de beaux aigus filés et nuancés, les vocalises sont assurées sans exagération. L’émotion est pure et sincère. Elle est émouvante et convaincante dans sa scène de folie, gérée tout en délicatesse, soutenue par un orchestre susurrant.
Laerte, le frère protecteur d’Ophélie, est interprété par Julien Behr. La voix est bien projetée et affirmée, compréhensible. La nantaise Julie Robard-Gendre (remarquée dans son rôle de Carmen à Rennes) campe la mère d’Hamlet, la Reine Gertrude. Sa silhouette longiligne, son port altier lui donne une allure majestueuse qui convient parfaitement au rôle. La puissance de son timbre de mezzo-soprano homogène sur l’ensemble de la tessiture teintée de nuances fauves se déploie avec aisance. Investie dans son jeu d’actrice, elle sait tout aussi bien être royale, cajoleuse, inquiète et elle impressionne particulièrement à l’acte III lors de la confrontation houleuse avec son fils. À Philippe Rouillon revient le rôle de Claudius. Sa voix de basse est instable et manque de legato, ce qui engendre des soucis de justesse. Heureusement, son jeu d’acteur est suffisamment affirmé pour incarner ce rôle de traître. Nathanaël Tavernier prête sa belle voix de basse timbrée et puissante aux graves harmoniquement riches pour incarner le personnage d’Horacio, narrant à Hamlet sa rencontre avec le spectre. Son compère Marcellus est interprété par le ténor Florian Cafiero, à la voix claire et bien placée. Le Spectre (le Roi défunt) est une voix enregistrée, celle de Jean-Vincent Blot. Bien qu’amplifiée et modifiée par un ajout de réverbération, on devine dans son récit, une voix bien placée, au phrasé soigné, des basses profondes, fort seyantes pour le rôle. Enfin, Nikolaj Bukavec (Polonius, père d’Ophélie), Benoît Duc et Mickaël Weill (les deux fossoyeurs) sont tous à l’aise dans leur rôle avec des voix compréhensibles et timbrées (sans oublier les talentueux artistes de la pantomime : Maxime Huet Monceyron, Régis Mazery et Sylvain Saussereau).
Le Chœur d'Angers Nantes Opéra, dirigé par Xavier Ribes est enthousiaste et investi. Les voix sont équilibrées. L’Orchestre National des Pays de la Loire dirigé par Pierre Dumoussaud s’empare avec brio de la partition d’Ambroise Thomas. Les couleurs orchestrales particulières dues entre autres à l’utilisation insolite du saxophone (pour la première fois à l’opéra), viennent souligner la dramatisation de certaines scènes. Les jeux instrumentaux sont variés tout comme les nuances. Le chef d’orchestre a une entière connaissance des styles dont le compositeur a fait la synthèse -d’une façon certes académique mais cohérente. Se perçoit un peu de Verdi, Gounod, Donizetti, Wagner, Offenbach. La palette sonore est riche et permet aux musiciens de se régaler, mais c’est surtout dans l’adéquation avec les voix qu’il est remarqué. Ambroise Thomas transforme le récitatif en arioso : l’orchestre reste un soutien léger et permet ainsi aux chanteurs, souvent à découvert, de ne jamais forcer.
Cette nouvelle version redonne à la tragédie sa réalité, centrée davantage sur la vengeance et la folie plutôt que sur l’histoire d’amour entre Ophélie et Hamlet privilégiée par Ambroise Thomas. C’est pourquoi Hamlet ne peut pas survivre à la fin et dans un coup de théâtre inattendu, il se tranche la gorge, une fois revenu dans le monde réel alors qu’il vient d’être proclamé nouveau Roi du Danemark.