La Flûte enchantée en bande dessinée à l’Opéra de Marseille
Numa Sadoul, artiste pluriel (comédien, metteur en scène et bédéphile) ne respecte pas l'époque de l'œuvre afin d'en respecter la dimension utopique, la fable profane et sacrée. Ce dualisme représenté par l'opposition du blanc et du noir (présent dans le livret) est rendu par les décors, les costumes (griffés Pascal Lecocq), les lumières (Philippe Mombellet) et les peaux. Le premier acte se déroule dans l’antre de la terre où se mêle la nature morte et brute de rochers à la culture vivante et taillée de colonnes d’architecture (nouveau contraste, cohérent : l’ordre et le chaos). Le second acte se passe à l’intérieur d’un temple, aux modules architectoniques idéalement déjantés, à la Piranèse : à chacun son cheminement -contrasté- vers la sagesse, plus ou moins direct (Pamino) ou de traverse (Papageno).
Trônant au milieu du plateau, du temple scénique, une malle de voyage (comme une boîte de Pandore) dans laquelle les trois garçons de l'œuvre (trois petits maçons) viennent piocher des costumes de héros animés : le cosplay en rituel initiatique des temps modernes ouvre vers le rêve d'héroïsme, le voyage, la quête des identités (et ouvre aussi de vifs débats dans le public). Les trois garçons sont également présentés comme les opérateurs du drame (maîtres des loges lyriques et maçonniques), ils font s'éteindre les feux de la rampe, allumer la fosse, lever le rideau. Les costumes des francs-maçons (tricorne, tablier, gant, cordon), à l'inverse, sont des complets-vestons, hommes du jour et femmes de la nuit, mettant du plomb dans l'aile du couple oiseleurs (Papageno et Papagena en imprimés Twitter).
Le plateau porte le chant lyrique avec engagement et jubilation. Côté dames, la Pamina de la soprano belge Anne-Catherine Gillet, démontre avec naturel les émotions du personnage, par une posture physique et une présence vocale accomplies. Le timbre est princier, avec l'ourlet d’un vibrato un peu tendu au départ, puis plus ample au deuxième acte. L'incarnation ancre alors une maturité certaine et un caractère sérieux. La soprano colorature Serenad Uyar est une Reine de la Nuit à l’aise scéniquement et qui aborde ses deux airs de bravoure avec sérénité. Les flèches coloratures sont un peu minces et acérées dans le premier, mais s’enrobent et se libèrent dans le célébrissime second. L’articulation du medium lui confère une patine qui fait pencher son personnage du côté des mères. Le trio des trois dames fonctionne à plein régime, vocal et théâtral. Le jeu de scène, parfois acrobatique, est mécaniquement réglé. Elles sont un delta lumineux (avec un triangle de lumière symbolique) en action et en chanson. Les timbres très caractérisés d'Anaïs Constans, Majdouline Zerari et Lucie Roche, s’y fondent en un même instrument magique. Papagena est campée par la généreuse mezzo-soprano Caroline Meng. Elle fait nasiller, balbutier et s’épanouir une matière vocale au fruit rouge ou doré, depuis une voix homogène, base confortable d’une ligne délicatement modulée.
Côté homme, surgit depuis une rampe d’accès le Tamino du ténor Cyrille Dubois, aérien mais centré, vocalement comme physiquement. Il part à la conquête de son propre temple sonore, qu’il établit à l’aide d’une diction claire, d’une projection calibrée, d’une ligne de chant souple et d’un timbre ajusté au flûté mozartien. Il semble travailler, dans les longs moments d’immobilité à l’avant-scène, comme entre les colonnes d’arrière-scène, son matériau vocal en alchimiste. Son miroir inverse lui est offert par Philippe Estèphe en Papageno, dont le bavard bourdon de baryton se prolonge en pétillante clochette. Le naturel bouffe du jeu y provoque sur le public un effet irrésistible. L’énergie intérieure est constante et se met au service d’une maîtrise technique qui n’est jamais ostentatoire. Cependant, la projection vocale demeure en-deçà de ce que le rôle exige parfois en tonus et tonnant. La basse chinoise Wenwei Zhang en Sarastro, est un vénérable maître, à la fois hiératique et attentif, compatissant. Grâce à l'ampleur de son souffle et à son timbre souterrain, il se déploie sur les tempi amples du chef d'orchestre. Le sombre Monostatos est confié au mozartien Loïc Félix, suave et félin de timbre et de jeu.
Frédéric Caton est un frère Orateur, porte-parole de la Sagesse, que son timbre braisé et déclamé avec mesure sert par un engagement palpable. C’est sur cette même ligne forte, avec une densité et un souffle organique, que les deux prêtres (Guilhem Worms, Christophe Berry) munis d’armes puis de flambeaux, remplissent leur office. Les trois jeunes garçons de la Maîtrise des Bouches-du-Rhône interviennent avec maîtrise et selon la même logique de fusion sonore que les trois dames, sur un registre flûté fait de magie blanche plutôt que noire.
La gestique de Lawrence Foster, à la tête de l’Orchestre Philharmonique de l’Opéra de Marseille, est nerveuse et précise. Des mouvements hauts et ronds (le ciel) alternent avec les à plat des deux mains vers le sol (la terre). Mais elle ne suffit pas toujours à faire surgir l’ordre depuis le chaos et à accrocher fosse et plateau dans le tempo de la fable et de sa légèreté globale. La lenteur exprime avec bonheur la matière chaotique en train de prendre forme dans la grotte sonore de la fosse, mais finit par y lester les parties confiées à l’air libre du plateau. Les attaques des cuivres (trombones notamment) en sont à la fois rendues plus aisées, et en même temps exposées, au point d’en causer quelques petits déraillements initiaux. Le Chœur de l’Opéra de Marseille montre un soigneux travail d’unification des consonnes et des timbres par tessitures (la précision des ténors et des basses rappelle la musique maçonnique de Mozart).
Le public de Marseille, porte de l’Orient, malgré quelques huées timides à l’endroit de la scénographie, applaudit cette version contrastée.