4.48 Psychosis ou la souffrance fragmentée à l’Opéra National du Rhin
Caractéristique
majeure de son processus d’écriture, le discours narratif de Sarah
Kane mêle des fulgurances de poésie pure à un langage cru, reflet
du « théâtre coup de poing » (In-Yer-Face Theatre),
courant entamé par de jeunes dramaturges britanniques dans les
années 90, au sortir des années Thatcher et à l’apogée de la
BritPop. Philip Venables, en composant un opéra sur le livret
quasi entier de 4.48 Psychosis, illustre l’essence musicale
britannique. Les 24 scènes de l’opéra alternent relents de
BritPop doux et sucrés, aux accords simples et dont la portée
émotionnelle est prise en charge par la voix, harmonies chorales qui
sortiraient tout droit d’un chœur universitaire oxfordien, musique
minimaliste aux relents électro, le tout ponctué, dès avant le
début de l’opéra, d’une musique d’ascenseur préenregistrée
qui devient un leitmotiv après chaque crise du personnage.
4h48, c’est l’heure à laquelle le corps et l’esprit recouvrent temporairement calme et conscience avant la prochaine prise de médicaments. La pièce décrit les différents états émotionnels et psychiques d’un personnage neutre, la question du genre, -ou plutôt, de l’absence de genre- étant l’une des clés de lecture de l’œuvre de Sarah Kane, dont 4.48 Psychosis fut la dernière composition, objet d’une mise en scène posthume après le suicide de la dramaturge en 1999.
Les musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, dirigés par Richard Baker, rendent le texte par des biais tour-à-tour classiques ou innovants. Le personnage s’entend bredouiller (stumble) et l’archet est frotté sur la même note, il tremble et l’archet tremble lui aussi. La scie et les percussions jouent le dialogue entre le médecin psychiatre et le patient. Elles reprennent, dans une remarquable synchronicité, d’autant plus que le plateau musical est installé au-dessus de la scène, le dialogue projeté sur les murs blancs de ce qui s’apparente à un hôpital psychiatrique, ou à l’univers imaginaire créé par l’inconscient du personnage. À chaque transition émotionnelle du patient, à chaque crise, se crée une nappe sonore qui recouvre l’harmonie première et brouille les codes musicaux, autant que l’esprit du patient se perd. Les cymbales qui clôturent ces nappes sonnent comme une gifle, sorte de wake-up call qui reste sans effet pour le patient.
Le choix de mise en scène de Ted Huffman est volontairement spartiate et donne d’autant plus de portée au texte et au son. Divisée en deux parties distinctes, la scène revient côté jardin au psychiatre, côté cour au patient. Dans le blanc froid des murs nus et les lumières criardes ou tamisées du milieu hospitalier, le texte du livret est projeté, de part et d’autre pour le dialogue de sourds entre le psychiatre et le patient, côté jardin lorsque la pharmacopée vertigineuse de somnifères et antidépresseurs s’allonge. Au milieu, quelques chaises et une table sommaires contribuent à la froideur du lieu, là où s’active le personnage fragmenté.
Philip Venables fait le choix de diviser le personnage neutre en six voix, six corps, ici féminins. Aucune indication n’est non plus donnée dans la pièce quant au nombre de personnages. Le choix de six chanteuses fait sens ici, chacune reflétant un état psychique, de la voix plaintive à celle de la raison, de celle qui tend à l’amour à celle qui insulte ou s’insulte. Les derniers instants du personnage-patient(e) voient s’opérer un impressionnant travail de diction, ou plutôt de fragments de diction, puisque la mezzo-soprano Lucy Schaufer rend par bribes la parole projetée sur les murs.
L’incapacité de communiquer est double, à la fois par la souffrance du personnage, finalement vaincu par sa dépression, et par les voix qui se succèdent. Celles-ci musellent physiquement la précédente, main sur la bouche, ou forment un chœur à bouche fermée. La parole parlée, qui occupe plus de place que la parole chantée, voit son message pleinement rendu par le respect du schéma d’accentuation caractéristique de la langue anglaise. Certes, tout le plateau vocal est anglophone, mais chacune des chanteuses prend soin de s’exprimer dans un modèle phonologique britannique standard d’une grande pureté. Cette caractéristique se retrouve tout autant dans la parole chantée.
La soprano Gweneth-Ann Rand, qui occupe le plus la scène, passe avec aisance des aigus aux graves dans une même phrase. Les mediums, malgré l’âpreté du texte, sont riches et toujours bien placés. Robyn Allegra Parton parvient à embellir ce qui n’est que souffrance par la richesse de ses aigus. En chœur avec la soprano Susanna Hurrell et les mezzos Samantha Price, Rachael Lloyd et Lucy Schaufer, la poésie et la familiarité du texte sont rendues par une portée unanimement puissante, une joute d’aigus purs dont aucune ne tire plus que les autres son épingle du jeu vocal, uniformément efficace.