Fervaal, opéra fleuve au Corum de Montpellier
Ouvrage mythique du répertoire français, créé à Bruxelles en 1897, Fervaal de Vincent d’Indy conte de façon narrative sur un prologue et trois actes bien remplis (3h30 de musique) les amours impossibles entre Fervaal, jeune héros du pays celte de Cravann, et Guilhen, fille supposée d’un émir sarrasin. Bien entendu tout les oppose. La guerre qui déchire leurs deux clans aura raison de leur amour. Le mythe de la chasteté préservée se situe par ailleurs au cœur même du récit.
Vincent d’Indy se fait comme Richard Wagner son idole, librettiste et compositeur, se tournant comme lui du côté des légendes et des récits mythologiques. L’histoire de Tristan et Isolde, voire de Parsifal, sourde ici hardiment, même si des poncifs émaillent à de nombreuses reprises le texte de d’Indy qui transpose l’action vers le monde celtique avec ses déesses occultes et ses druides. Visiteur assidu de Bayreuth depuis la première année du Festival en 1876, il paraît indéniable que la musique de Vincent d’Indy puise fort abondamment aux sources wagnériennes. L’orchestration se veut grandiose et par instant tonitruante, consacrant une place privilégiée aux cuivres et aux plus larges déploiements. Mais d’Indy est aussi un fin connaisseur de la musique française depuis ses origines, lui qui fut le fervent animateur de la Schola Cantorum. Le chœur notamment s’inspire à certains moments du chant grégorien, dans une sorte d’évocation de la foi chrétienne. Il fait penser aussi à Meyerbeer, ainsi qu’à Sigurd ou Salammbô de son presque contemporain, Ernest Reyer. Dans ce vaste récit, les airs séparés en tant que tels n’émergent pas réellement. Tout s’inscrit dans une forme de développement musical permanent, dont les duos Fervaal/Guilhen constituent assurément le sommet émotionnel. La grande scène finale voyant Fervaal, après la disparition de Guilhen, comme illuminé s’avère décisive et singulière au sein de ce répertoire spécifique.
Certains personnages semblent directement tirés des ouvrages de Richard Wagner, comme celui de la déesse Kaito, contralto, sorte d’Erda des pays du nord ou ceux des chefs de clans celtes -14 solistes masculins au second acte rien de moins, incluant Fervaal et son mentor Arfagard !-, où l'assemblée des Maîtres Chanteurs de Nuremberg semble comme reconstituée dans une scène grandiose et pittoresque. Pour le terrifiant rôle de Fervaal, d’Indy a fait appel à un ténor de type héroïque inspiré du modèle wagnérien certes, mais plus encore du type de ténor de force à la française tant apprécié par le public de l’époque. Michael Spyres, vêtu d’un kilt le reliant à priori au monde celte, a mis un instant de côté son répertoire habituel. Il se mesure dans une volupté pleinement assumée à cet ouvrage qu’il appelait de tous ses vœux. « Chanter Fervaal revient à chanter Tristan deux fois d’affilée » déclare-t-il avant le concert. Sans forcément abonder dans son sens, Fervaal semble certes se situer presque à la limite de l’inchantable, ce qui explique pour partie seulement l’abandon de l’ouvrage depuis plusieurs décennies. Michael Spyres relève nonobstant avec force et panache le pari. La voix se déploie avec une largeur conséquente, toujours parfaitement soutenue, avec une vaillance qui jamais ne vient troubler ou affecter la ligne de chant, la musicalité. Si certains aigus peuvent paraître un rien écourtés, d’autres rayonnent de façon magistrale, insufflant à sa prestation cette magnificence qui caractérise les interprètes d’exception.
À ses côtés, Gaëlle Arquez incarnant Guilhen, semble juste mais moins à l’aise dans cette tessiture ambivalente (soprano/mezzo) que dans celle de sa récente Iphigénie en Tauride au Théâtre des Champs-Elysées, notamment dans les passages requérant le plus de véhémence où le timbre de voix perd de ses chaleureuses couleurs. Pour autant, tant dans les duos que dans la magnifique intervention soliste de l’acte I scène 3, moment intense où Guilhen abandonnée soulève les troupes sarrasines, Gaëlle Arquez fait preuve d’une séduction vocale et d’un engagement affirmés. Dans un rôle un rien héroïque pour lui, celui d’Arfagard qui a beaucoup à chanter, le baryton Jean-Sébastien Bou parvient à marquer par la plénitude de ses moyens, l’intelligence de son approche. L’aigu fort sollicité répond magistralement et l’artiste surtout (s’)intéresse en permanence. La mezzo-soprano Elisabeth Jansson, musicienne élégante, ne possède toutefois pas les graves et les couleurs inquiétantes ici attendues pour Kaito.
De l’ensemble des autres protagonistes, plusieurs se distinguent. Jérôme Boutillier déjà (1er paysan, Gwellkingubar, un des chefs cestes) dont la voix de baryton ardente et fière domine aisément les ensembles. Elle se distingue par sa puissance et sa conduite. Parmi les ténors, Eric Huchet (Lennsmor) fait une nouvelle fois preuve d’une clarté et d’une adéquation notables tandis que François Piolino au matériau vocal plus léger laisse comme toujours son empreinte bienvenue et ô combien musicale. François Rougier (2ème paysan, Le Berger, Le Barde) fait valoir une voix de ténor assise, d’une efficace projection jusque dans l’aigu. Les autres ténors présents, aux interventions plus courtes ou principalement situées dans les ensembles, laissent moins à paraître, ce sans jamais démériter : Kaëlig Boché (Edwig), Camille Tresmontant (4ème paysan, 1er paysan sarrazin, Chennos), Rémy Mathieu (Ferkemnat, Moussah) au timbre agréable, mais un peu trop sollicité ici. Du côté des autres chanteurs, il convient de citer les basses solides et bien présentes de Nicolas Legoux (Grympuig), Eric Martin-Bonnet (Penwald, Buduann) et d’Anas Séguin (Berddret), les voix de barytons aguerries de Matthieu Lécroart (Geywihr, 5ème paysan), Pierre Doyen (Le Messager, 3ème paysan, 2ème paysan sarrasin) et celle du baryton-basse Guilhem Worms (Helwrig). Le grand bonheur vient du souci de chacun sans exception de se prévaloir de la plus nette prononciation possible : le chef de chant David Zobel ayant accompli la merveille de rendre le sur-titrage superflu (même pour un opus si rare) !
Le Chœur de la Radio Lettone (direction Sigvards Klava) et celui de l’Opéra National de Montpellier Occitanie (direction Noëlle Gény) montrent une homogénéité constante sans forcer le trait. Ce n’est pas toujours le cas pour la direction musicale de Michael Schonwandt placé à la tête de l’Orchestre National de Montpellier Occitanie qui, tout en portant son attention sur les détails de la partition et sa singularité, n’évite pas toujours le trop plein. Mais son admiration pour la musique de Vincent d’Indy prime avant tout et elle se communique sans ambiguïté à l’ensemble des interprètes.