Un Roi à l'écoute de Luciano Berio en création américaine par le Teatro Argentino
Privé de ses murs, pour cause d’interminables travaux de réfection du plus important théâtre de la province de Buenos Aires, le spectacle (gratuit) attire une foule curieuse à la Usina del Arte, située dans la capitale du pays. La représentation est précédée par la lecture d’un message des corps permanents de l’orchestre, du chœur et du ballet du Teatro Argentino de La Plata devant un parterre comble : face à une gestion où les difficultés techniques, programmatiques et financières ne semblent pas avoir d’issue, il est demandé aux autorités de la Province de Buenos Aires la « destitution immédiate » de Martín Bauer, Directeur général du théâtre qui est aussi le metteur en scène de ce premier Re in Ascolto américain.
Italo Calvino inspire pour cette œuvre un livret complexe, déroutant, incorporant une réécriture de Shakespeare. Un Roi imaginaire, dont l’action se résume à écouter ses administrés, voit une troupe arriver pour représenter La Tempête. Les répétitions commencent, le Roi reconnaît en Prospero son double et s'identifie à lui, en confondant la représentation théâtrale avec la réalité de son royaume. Cette confusion alimente la mise en abyme. La conception du « grand théâtre du monde » opère des références baroques et structure un livret moderne sous l’angle de l’absurde. Car c’est bien la fable d’un roi en quête d’un impossible théâtre dans son propre royaume qui se joue. Son écoute est en effet vouée à dénicher les plus grands artistes de théâtre et les chanteurs les plus remarquables, mais en vain. La mise en abyme est d’autant plus troublante que le spectacle du Teatro Argentino, « théâtre vide » comme le dit le personnage du Metteur en scène dans Un Re in Ascolto, a été lui-même à la recherche d’une salle de théâtre !
C’est une version de concert augmentée que propose le Teatro Argentino, faute d’avoir pu déployer une mise en scène complète : la salle principale de la Usina del Arte (1700 places) n’étant pas prévue à cet effet, elle ne dispose pas de fosse d’orchestre. Augmentée dans le sens où y évoluent sur un espace très limité, sans décor (à l’exception d’une oreille géante surplombant la scène), des chanteurs quasi statiques mais qui jouent, autant que faire se peut, costumés et maquillés, gestuelle et expression faciale à l’appui.
Cette relocalisation sert et dessert le spectacle. Le fait de présenter le Roi en costume (création de Gonzalo Giacchino, entre le Roi Arthur et Mad Max) aide à voir les musiciens sur scène comme ses administrés, juste à côté de lui. L’aspect statique des autres solistes placés en hauteur sur les côtés, éloignés du monarque (rappelant combien un régent est éloigné du peuple), favorise l’émergence de l’absurde dans cette « action musicale », selon le propre mot de Berio, puisqu’effectivement tout est musique. Par contre, la configuration de l’auditorium ne favorise guère ces chanteurs en position latérale qui ne bénéficient pas -ou moins- du soutien acoustique de l’immense réflecteur en bois du plafond qui assure la réverbération des sons. De fait, l'orchestre couvre malheureusement trop fréquemment, un peu malgré lui et son chef, les voix des chanteurs.
La direction de la Orquesta estable del Teatro Argentino est assurée par son titulaire, Pablo Drucker, qui signe ici la performance par son audace : la complexité de la partition (qui inclut de la musique électronique à la fin de la première partie et des épisodes séquentiels répétitifs), ses nuances et ses tensions, sont maîtrisées dans les moindres détails, chaque musicien trouvant la place qui lui est dévolue, soutenu par un chef attentif et soucieux de la cohésion et de la puissance expressive de son groupe. Le Coro estable del Teatro Argentino, dirigé par Hernán Sánchez Arteaga, offre, à la façon d’un Requiem ou de voix d’outre-tombe, une prestation vocale précise et dynamique, les ressources de ce chœur étant souvent convoquées au premier plan pour commenter ou souligner l’action dramatique. Ces deux directeurs reçoivent des applaudissements nourris.
Acclamé, le baryton Victor Torres est bien le "roi" de la soirée. Son Prospero a la prestance d'une quasi immobilité, sa lente déchéance (qui est ici plus psychologique que physique) est rendue avec finesse et expressivité faciale. Servie par une émission saine et puissante, l’intention vocale est au service de l’angoisse du personnage, le timbre est profond, clair et généreux, l’émission large, l’articulation favorisant l’amplitude des projections. Vigoureux par le geste, la mimique et le chant, Carlos Natale incarne le Metteur en scène de La Tempête. Sa voix de ténor, claire et pointue, expose de vigoureuses injonctions, le souffle est long, les intentions vocales trouvant l’expressivité jusqu’à leurs clausules. Hernán Iturralde (baryton-basse) donne aux interventions parlées et récitées de Venerdì l’amplitude nécessaire. Patricia Deleo, dans le rôle de la Protagoniste, attire l’attention physiquement et vocalement. Maquillée et parée d’une tenue de soirée, sa lente et majestueuse descente des marches du parterre augure de la préciosité du timbre de sa voix une fois son duo avec le Roi conclu par des « Adieux » bouleversants qui font chanceler le régent. Les vocalises de la soprano colorature sont agiles et exposent une fragilité émotionnelle. Le timbre est perçant, l’émission demeure ferme mais sait être délicate, nourrie par un vibrato stable et élégant. Le suraigu, touchant et pur, est maintenu avec facilité. Tous les autres chanteurs font preuve d’un professionnalisme et de qualités vocales qui contribuent à cette représentation chaleureusement applaudie, les tensions esthétiques résultant du texte et de la partition ayant répondu de façon curieuse à la tension dans l’air, palpable, inhérente à la situation du Teatro Argentino.