L’Or du Rhin ovationné dans une grange de concert en Dalécarlie
L’été réveille l’inventivité aux alentours de la province de la Dalécarlie en Suède : une carrière de calcaire (Dalhalla), une ancienne scierie (Opera på Skäret) ou une grange refaçonnée (Vattnäs Konsertlada) –pratiquement tout y semble approprié pour le théâtre lyrique. Le dernier projet enthousiasmant, lancé par Anna Larsson (qui incarnait Geneviève pour Pelléas et Mélisande par Bob Wilson à Bastille en 2017) et son mari Göran Eliasson, change par rapport à son habitude de monter de nouveaux opéras de chambre et confie cette année L'Or du Rhin de Wagner au metteur en scène Patrik Sörling. Celui-ci en signe une adaptation –sans coupures mais avec un entracte ajouté– pour l'auditoire de 300 spectateurs. Son interprétation et ses costumes, comme les décors rudimentaires de Bernd Janusch, sont simples et fidèles à l’ouvrage wagnérien, mais aussi considérablement attentifs à rendre compréhensible le livret grâce à une direction d’acteurs élaborée et une mise en mouvement toujours à l’écoute de la partition (ce à quoi contribue grandement la chorégraphe Anna Näsström). L’apparition finale d’une figurante-enfant, pleurant la perte de sa ressource naturelle dorée, fait penser à la jeune suédoise Greta Thunberg (elle-même fille de la mezzo Malena Ernman), dont la grève pour le climat a trouvé un écho dans le monde entier.
À l’exception des deux directeurs de cette "grange de concert", les solistes font tous leurs débuts dans leurs rôles respectifs, ce qui leur est rendu vocalement possible par la taille de l’auditoire, théâtralement plus approprié pour un jeu subtil que pour des effets spectaculaires, bien que son acoustique aplanisse, hélas, beaucoup la dynamique vocale et orchestrale. La trentaine de musiciens brille ainsi surtout dans les passages instrumentaux, sous la baguette de Joakim Unander, dont l’adaptation de la partition expose à la fois l’intimité des prestations solistes en polyphonie et les imprécisions des cuivres, qui laisse un peu à désirer quant à l’impact sonore.
Cette acoustique particulière rend les beaux timbres de Katarina Böhm (Wellgunde) et Elisabeth Leyser (Flosshilde) assez compacts et denses, les empêchant quelque peu de développer pleinement leurs potentiels sonores, ce que contrebalance toutefois l’abord direct de leur jeu détaillé. Alexandra Büchel complète le trio des Filles du Rhin par une individualisation rare et pertinente de leur sœur Woglinde : avec un phrasé intense et de plus en plus expansif, elle est la première à envisager la catastrophe en train de se dérouler, chantant avec mélancolie : « Celui-là seul qui renonce au pouvoir de l’Amour… »
Dans le rôle de leur prétendant, Fredrik Zetterström réécrit la dramaturgie du personnage et réserve son mélodramatisme vocal aux dernières notes de sa malédiction, convaincu jusqu’au bout de son pouvoir. Ses aigus, chantés avec une noblesse de baryton verdien, sa précision rythmique et dramatique ainsi que son rare respect pour la dimension mélodieuse dans le rôle, contribuent à un portrait original d’Alberich, qui, à la fois grincheux, séduit et intrigant, tente de contenir son agressivité progressivement bouillante jusqu’à la perte irréversible de l’anneau. Le rôle de son frère Mime est confié à Anders J. Dahlin, dont l’expression quasi-baroque de son haute-contre, comme de son haut corps, est mis à nu. Ayant accepté son sort douloureux, il y vit et chante son agonie sincère dans de longues lignes, jamais trahies par le souffle.
Les Dieux trônent non seulement au Walhalla, mais également (et littéralement) au plateau : Donner (Johan Rydh) et Froh (Simon Petersson), positionnés sur des blocs en hauteur, le premier avec un baryton noble, équilibré et suffisamment puissant pour un rôle principal dans ce contexte, le second avec un ténor doux et teinté par un pathos héroïque. La Freia de Maja Frydén trône elle aussi avec une stature impressionnante et une voix de soprano dense, chargée d’émotion. Johan Schinkler déploie en Wotan sa basse large et chaleureuse, son obsession aveuglante de l’anneau, son impatience ou son euphorie face au dénouement illusoire.
Anna Larsson incarne ses deux femmes. Transformée en Erda, les spectateurs apprécient l’intensité émotionnelle de chaque note et les nuances délicates de son phrasé. En réapparaissant en Fricka, elle parvient à réconcilier davantage ses aigus épais avec ses graves doux, (sur)compensant le manque relatif de répliques par l’expression de son visage.
Jens Persson prête à Fasolt, l’amoureux de Freia, un timbre dur et noirci, faisant penser au négociant inflexible qu’est son frère Fafner. En revanche, celui-ci est rendu moins brutal que d’habitude par Mattias Olsson, dont la basse, douce et chaleureuse sur toute la tessiture, correspondrait tout aussi bien au sentiment romantique de son frère. Finalement, Göran Eliasson économise intelligemment son ténor légèrement héroïque en Loge, tirant profit du cadre intime pour présenter le portrait le plus détaillé de tous quant à la dynamique et à la colorisation vocale. Son jeu touche par sa subtilité, un des avantages offerts par la grange de concert à Vattnäs, qui donne envie d’y voir monter un jour une Walkyrie.